Un compte-rendu de Cannes 2002, encore un, plus d’un mois après ce dimanche soir qui palma d’or Le Pianiste de Roman Polanski ? C’est un peu tard. Voici plutôt le palmarès sans cérémonie de quelques beautés, naufrages, (re)découvertes. S’y trace en cinq pointillés la continuité d’une question. Dans un festival, quel dosage d’identité et de différence à soi faut-il à un film pour passer l’épreuve, redoutable, de la présentation officielle ?
Blissfully Yours
Blissfully Yours (Un Certain Regard), du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, tient et déborde le programme du cinéma lent : minceur de la fiction, longueur des plans, rareté des dialogues, attente d’événements qui arrivent, ou pas. Non loin de la frontière birmane, deux amoureux partent en promenade, pique-niquent, font l’amour, recommencent. Une inédite préparation, moitié tarama de légumes, moitié mélange de crèmes, hors-d’œuvre aussi bien que pommade pour peaux sensibles, s’offre ici en adéquate métaphore du travail proposé. Blissfully Yours, ça se mange ? ça s’étale ? Sur place ou à emporter ? Aucune idée, aucune importance. Cette mixtion, l’eau, la consommation, alimentaire et sexuelle, les croquis du garçon, dessinés en surimpression, le générique, qui ne vient qu’après trois quarts d’heure, forment autant d’éléments qui ouvrent le film vers une destination multiple et sans drapeau, une terre qui appartient au cinéma autant qu’à l’art, d’où vient Apichatpong Weerasethakul. Il faudrait, pour une fois, louer un exotisme (dont ce nom, somptueux, n’est pas le moindre attrait) : langueur, onctuosité, accueillante radicalité. Et la vertu d’un bougé permanent, très précieuse à Cannes, car plus qu’ailleurs le cinéma s’y avance pré-labellisé par un style, un genre, une tendance. Elle élève Blissfully Yours au-dessus de Plaisirs inconnus (Compétition Officielle), du déjà grand Jia Zhang-ke, qui n’excède pas, pour sa part, le programme du cinéma lent façon Hou Hsiao-hsien : chronique d’une jeunesse désœuvrée, décentrement systématique, alternance d’enlisements et d’explosions.
Irréversible
Un scandale exige au moins quelque dérapage ou tête-à-queue, quelque incalculable réserve dans le jeu d’un film et de sa réception. Irréversible (Compétition Officielle), malgré le record battu de syncopes lors de la projection dans le Grand Théâtre Lumière, aligne tout, hélas, sur l’autoroute des tautologies. « Mon film, plaida Gaspard Noé sur les plateaux télé, est violent et insoutenable à proportion de la vie elle-même ». Sur l’écran, dans la salle et partout, la même horreur, les mêmes cris : rien à ajouter, et bonne nuit les petits. Tout horizon ainsi bouché, à quoi bon voir Irréversible ? Pour vérifier que vous l’avez, de toute éternité, déjà vu. Et pour y découvrir la noire conjonction de deux délires. D’un côté : la peur panique que des hordes d’homos violent nos femmes. De l’autre : l’intime conviction que la vraie, l’inhumaine brutalité vient de là où on l’attend le moins – le désormais célèbre meurtrier à l’extincteur, c’est l’intello frustré, pacifique a priori, le prof bavard, en veste et polo Lacoste, joué par Albert Dupontel. Et le héros positif, Vincent Cassel, futur papa, jeune gars impulsif mais bon bougre. Nulle surprise à ce que pareille subversion se soit généreusement affichée et vendue en couverture de maints magazines.
Le Fils
Aux nouveaux apprentis, l’atelier de menuiserie du Fils (Compétition Officielle, Prix d’interprétation masculine à Olivier Gourmet) soumet en tout premier exercice la fabrication d’une boîte où ils glissent et transportent leurs outils. On n’imagine pas plus exacte définition du réalisme selon Jean-Pierre et Luc Dardenne : l’articulation constante d’une usine (la boîte comme production, objet à machiner) et d’un théâtre (la boîte comme contenant, objet déjà machiné). Tourné autrement : le réel, au cinéma, est toujours à la fois le cadre sur quoi prendre appui et l’énergie qu’on brûle pour avancer. Depuis La Promesse, mais jamais autant que dans Le Fils, les films des Dardenne exercent cette puissance d’auto-engendrement, voire d’auto-consumation. Art d’arpenteur, qui prend ses propres mesures, s’étalonne sans cesse, ainsi que l’expose une belle scène nocturne. Art de bricoleur et de menuisier, où tout passe par l’enchaînement serré d’un coup d’œil et d’un coup de main. Dans cette perspective, Le Fils impose une double nouveauté. Il établit, définitivement, que ce réalisme voisine avec un formalisme total (le film est le film, sa cause et son effet). Et porte au jour l’univers de conte ancestral dont il ne se sépare pas : scénario de filiation monstrueuse ; attachement animal au bois, au sol, à la forêt ; obsession du territoire ; habitats pareils à des terriers ; héros-rongeurs hyper-actifs.
Sex is Comedy et La Chatte à deux têtes
Catherine Breillat, dans Sex is Comedy (Quinzaine des Réalisateurs), fait comédie, drame à l’occasion, du tournage délicat de quelques scènes de son précédent film, A ma sœur ! Désole d’emblée la mesquinerie de la vie en groupe : repas à la cantine, rivalités et médisances, messes basses et alliances clandestines. Moderne démystification du cinéma ? Si on veut, mais à la Bertrand Blier. L’essentiel, de toute façon, est ailleurs. La vérité que dévoile Sex is Comedy ne relève pas d’abord du discours de la méthode ou du making of, même critique, même différé. Il y va, dans ce laboratoire, d’une plus cruelle mise à nu : celle de l’imaginaire dont se nourrit Breillat, depuis toujours et de plus en plus : crispation théorique, vaudeville des rapports physiques, guéguerre des sexes, haine des hommes, qui vise en priorité les acteurs et épargne seul, éternel compère, eunuque inoffensif, un assistant blondinet et dévoué. Une boucle se boucle, mais dans le mauvais sens. Elle se ferme moins sur des secrets de fabrication, que sur l’enclos fictionnel d’une PME des affects – un Loft pour grand écran. Terrible complaisance, qu’Anne Parillaud, croyant tenir le rôle de sa carrière, achève de consolider. A cette aune il faut préférer La Chatte à deux têtes (Un Certain Regard) de Jacques Nolot qui, entre les rangs d’un cinéma porno parisien, suspend son inscription de l’homosexualité : document ou rêve, reportage ou autoportrait, constat ou profession de foi. Quant au sexe, l’éthique minimale de tout film devrait être : toujours se donner semblable principe d’indécision.
Come drink with me
Cannes, pour la première année, montrait chaque après-midi, dans la nouvelle salle du Palais des Festivals, une ou plusieurs restaurations récentes. La plus remarquable peut-être fut celle de Come drink with me, 1966, de King Hu, sombre affaire d’arts martiaux, de lutte entre clans, d’otages et de rançon, pure merveille, version originale à plusieurs titres du trop fameux Tigre et Dragon d’Ang Lee. L’héroïne en est une jeune guerrière déguisée en garçon, le héros un jeune guerrier déguisé en troubadour, en soûlard, en idiot du village. Capital travestissement, qui commande une grande poétique de métamorphoses.
Chez King Hu, l’action, prouesses au sabre ou au bâton, ne se donne pas comme affirmation agressive d’une force, mais comme capacité d’un corps à être toujours ailleurs, art d’inventer des parades inattendues à ce qui surgit. Sans cesse alternent et s’échangent pauses et mouvements, parole et chant, masculin et féminin. Dans cette volatilité extrême gît l’érotisme, le comique profond de Come drink with me. Combattre ? Mieux : improviser les réponses qui relancent les questions de l’adversaire. Sortir de soi, s’absenter activement, et bientôt ne plus savoir qui on est – elle ou lui, sobre ou ivre, acteur ou spectateur.
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Cannes 2002, morceaux choisis
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Cannes 2002, morceaux choisis