Principale manifestation de Bruges 2002, capitale européenne de la culture, « Jan van Eyck, les primitifs flamands et le Sud » donne à voir, à travers 130 peintures, l’exceptionnelle fortune de la peinture flamande dans l’Europe du XVe siècle. À partir de l’œuvre matricielle de Jan van Eyck s’élabore un langage pictural commun marqué par la présence tangible du réel.
“Il y a là, par un miracle du climat, une pénétration réciproque, on ne sait quelle chimie de l’atmosphère qui neutralise les couleurs trop vives, les ramène à une unité de songe, à un amalgame de somnolence plutôt grise. C’est comme si la brume fréquente, la lumière voilée des ciels du Nord, le granit de quais, les pluies incessantes, le passage des cloches eussent influencé, par leur alliage, la couleur de l’air – et aussi, en cette ville âgée, la cendre morte du temps, la poussière du sablier des années accumulant, sur tout, son œuvre silencieuse.” À la fin du XIXe siècle, le roman de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, a contribué à fixer l’image d’une ville plus proche des fusains de Xavier Mellery que de la peinture solaire de Jan van Eyck. Avant de se replier sur elle-même, victime du déclin économique, la cité flamande avait été le foyer d’une véritable révolution picturale, dont toute l’Europe chrétienne allait rechercher les œuvres et les artistes.
Il y a un siècle, l’exposition sur les Primitifs flamands, organisée à Bruges déjà, marquait la redécouverte de ces artistes. Aujourd’hui, en accord avec le statut de capitale européenne de la culture, le Musée Groeninge y revient, mais dans une perspective moins nationale et envisage la diffusion de leur art à l’échelle du continent.
Toutefois, ainsi que l’accrochage le suggère, c’est l’œuvre de Jan van Eyck (vers 1390-1441) qui constitue la matrice de ce renouveau de la peinture européenne, qui a longtemps éclipsé les avancées théoriques des Italiens. Une dizaine de tableaux du maître brugeois, à laquelle s’ajoutent des œuvres d’atelier d’excellente facture, évoquant à l’instar de Saint Jérôme dans son cabinet de travail des originaux disparus, pose les règles de la nouvelle peinture. Face à la prégnance du réel dépeint sur ces panneaux, qu’il s’agisse des rochers environnant saint François ou de la chape de saint Donatien dans La Vierge du chanoine van der Paele, le spectateur contemporain ne doit pas se méprendre. Ce “réalisme” n’est pas mis au service d’une démonstration de virtuosité ni d’un anachronique naturalisme, mais d’une représentation spiritualisée du monde. Chaque détail apporte sa pierre à la théologie picturale de Van Eyck, telles ces scènes de l’Ancien Testament gravées sur le pavement de l’église dans L’Annonciation.
Des peintres voyageurs
Malgré le caractère déterminant de la figure de Jan van Eyck, il ne faudrait pas en faire une sorte de commencement absolu. De même, la Flandre n’est pas une contrée isolée, un laboratoire strictement fermé de l’ars nova. Comme le souligne Philippe Lorentz dans le catalogue, “les principaux foyers du renouveau pictural ne sont (...) pas simplement voisins du royaume de France, ils en font véritablement partie. On peut se demander si, au sein de cette conurbation où se mêlent les cultures française et néerlandaise, il n’est pas aussi vain de vouloir définir une frontière artistique que de chercher à tracer sur une carte la véritable frontière linguistique”. Malgré les soubresauts politiques, liés notamment à la guerre de Cent Ans, les hommes et les œuvres circulent sans encombre.
Comment cet art s’est-il répandu de la Flandre à l’Espagne, en passant par la France et l’Italie ? D’abord grâce à Jan van Eyck lui-même. En 1427, Philippe le Bon l’envoie en mission diplomatique auprès d’Alphonse V d’Aragon auquel le peintre offre un portrait du duc de Bourgogne. L’année suivante, il se rend au Portugal. Parallèlement, l’exposition met en valeur la figure du peintre itinérant à travers l’exemple du méconnu Antoine de Lonhy, dit aussi le Maître de la Trinité de Turin (actif dans la seconde moitié du XVe siècle). Originaire de Bourgogne, cet artiste a travaillé à Toulouse, à Barcelone, en Savoie – à Chambéry –, et dans le Piémont. Souvent, les peintres quittent leur région d’origine pour aller trouver du travail au Sud, ou répondent à l’appel de cours princières opulentes. Juan de Flandes (actif en Espagne entre 1496 et 1519), un élève de Memling, envoyé par l’empereur Maximilien Ier dans la Péninsule ibérique pour faire le portrait de Jeanne la Folle et Jean d’Aragon, rencontre une telle faveur qu’il est nommé peinture de cour par Isabelle la Catholique. Même hispanisé, son nom trahit son origine nordique. La présentation du Triptyque de Miraflores et des cinq panneaux du Retable d’Isabelle la Catholique en regard du Triptyque du Baptême du Christ par Gérard David rappelle la place essentielle conquise par le paysage dans la représentation. Dans une précédente salle, introduite par le Saint François recevant les stigmates de Van Eyck, conservé à Turin, ce motif avait été esquissé. Arrivé tôt en Italie, le panneau a certainement contribué à familiariser les peintres italiens avec la science du paysage. Deux tableaux de cette exposition apparaissent exemplaires de l’importance des œuvres commandées en Flandre par des collectionneurs italiens. Avant d’arriver à Gênes, le Christ couronné d’épines d’Hans Memling était conservé dans une collection florentine, où Domenico Ghirlandaio l’avait certainement admiré. À tel point que, sur le même thème, il avait produit un tableau si semblable qu’il a longtemps été attribué à Memling. On le voit, au-delà des emprunts ponctuels mis en évidence ici, la diffusion de l’art flamand participe à l’élaboration d’un langage commun aux principales régions d’Europe.
À la différence du catalogue, organisé par pays, les commissaires de l’exposition ont judicieusement privilégié une approche transversale, développant plusieurs sections autour du Christ souffrant, de l’image de la Vierge ou encore du portrait, pour appréhender ces affinités. La section justement baptisée “À la recherche d’un langage commun” les donne à voir et montre que, parfois, la circulation ne s’effectue pas dans le sens attendu. Ainsi, par la préciosité du costume et l’hiératisme de la figure de Saint Nicolas, le Maître de la Légende de sainte Lucie semble s’inspirer du Saint Dominique de Silos de Bartolomé Bermejo (v. 1440-1500), évoqué dans l’exposition par le Saint Blaise de Martín Bernat (v. 1469-1497), un de ses principaux suiveurs.
Un langage commun
Dans cette salle est notamment présenté un Prophète Isaïe peint par Barthélemy d’Eyck, dit autrefois le Maître de l’Annonciation d’Aix (actif de 1440 à 1470). Travaillant au service du roi René en Provence, cet artiste va jouer un rôle fondamental dans la transmission de la leçon flamande vers l’Italie et plus particulièrement à Naples. Il assure la transition entre Van Eyck et Niccolò Colantonio (actif de 1440 à 1460/1470), qui lui-même semble avoir transmis la leçon à Antonello de Messine (v. 1430-1479). Dans ses Vite, Vasari avait donné naissance à une légende commode selon laquelle Van Eyck aurait inventé la peinture à l’huile et en aurait notamment transmis le secret à Antonello. Depuis 1774 et les recherches de Lessing, il est acquis que l’usage de l’huile pour lier les pigments était déjà connu au XIIIe siècle. Quant au peintre sicilien, il semble avoir appris plus simplement de son maître, Colantonio, les nouveautés nordiques. D’ailleurs, les analyses scientifiques ont montré que la technique d’Antonello présentait peu de points communs avec les glacis des Flamands. L’artiste méridional s’intéressait plus à l’intensité chromatique de leur palette.
Dans le petit livret qui accompagne l’exposition, ses commissaires font un usage immodéré, voire inconsidéré, d’une notion pourtant délicate, celle d’influence. Cela n’a pas de sens de dire que Van Eyck a influencé les peintres italiens ou espagnols, car l’intentionnalité est du côté des seconds, ainsi que l’avait expliqué Michael Baxandall. Si ceux-ci ont regardé avec un tel enthousiasme les œuvres du maître brugeois et de ses émules, si leurs tableaux présentent tant d’affinités avec les prototypes eyckiens, c’est justement parce que ce sont des modèles, à la fois iconographiques et picturaux, accordés aux nouvelles formes de spiritualité qui se développent au XVe siècle. L’Homme de douleurs, mis au point dans le Nord, invite par exemple à la méditation sur les plaies du Christ dans un saisissant face-à-face. Si l’on en croit les différentes Mort[s] de la Vierge présentées dans l’exposition, la version originale de Petrus Chistus (v. 1410-1475/1476), actif à Bruges après la mort de Van Eyck, fixe une interprétation du thème reprise avec fidélité par l’Espagnol Bartolomé Bermejo.
De même, Van Eyck et les autres peintres flamands ont fixé les canons d’un genre en pleine ascension au XVe siècle, celui du portrait, véritable condensé de la leçon réaliste. Une des salles les plus extraordinaires de l’exposition réunit, autour de trois chefs-d’œuvre de Van Eyck, L’Homme au chaperon bleu, Niccolò Albergati et Margareta van Eyck, un ensemble de portraits de Petrus Christus, Memling, Giovanni Bellini, Antonello, Piero di Cosimo, Nicolas Froment et Barthélemy d’Eyck, qui témoigne de la fascination exercée par le modèle eyckien. Près de cinq siècles après, ce pouvoir de fascination reste intact.
- JAN VAN EYCK, LES PRIMITIFS FLAMANDS ET LE SUD, jusqu’au 30 juin, Musée Groeninge, Bruges, tlj 10h-18h, mercredi jusqu’à 21h, samedi et dimanche à partir de 9h. Réservation obligatoire, pour tous renseignements : 32 70 22 33 02 ou www.brugge2002.be ; catalogue, éd. Ludion.
- ATTACHEMENT , jusqu’au 12 mai, Hogeschool West-Vlandereen, 71 Sint-Jorisstraat, Bruges, tlj sauf lundi 11h-17h.
- LE VASTE MONDE À LIVRES OUVERTS, 16 août-17 novembre, Grand Séminaire (Grootseminarie), 72 Potterierei, Bruges.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Bruges 2002 dans la lumière de Jan van Eyck et des primitifs
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°147 du 19 avril 2002, avec le titre suivant : Bruges 2002 dans la lumière de Jan van Eyck et des primitifs