La vaste opération qui se prépare en bordure de la Seine et sur l’île Seguin n’est pas sans précédent à Boulogne-Billancourt (lire le JdA n° 136, 26 octobre 2001). Dans les années 1920 et 1930, en effet, sous l’impulsion d’un maire à la personnalité singulière, André Morizet, la ville, à la fois industrielle et résidentielle, donne l’exemple d’une ambitieuse politique urbanistique et architecturale, dont l’hôtel de ville de Tony Garnier reste un des symboles.
À Boulogne-Billancourt, l’entre-deux-guerres est une période de mutation accélérée, notamment sous la pression d’une forte industrialisation, dont le développement des usines Renault – qui “annexent” l’île Seguin dans les années 1920 – est symptomatique. Dans le même temps, au nord, la ville voit fleurir résidences cossues et ateliers d’artistes. L’histoire retient plus facilement cette extraordinaire effervescence artistique, autour de figures comme Daniel-Henri Kahnweiler notamment, ainsi que la qualité et l’audace de l’architecture : qu’il s’agisse de l’hôtel Dujarric de la Rivière, des immeubles collectifs dont celui de Pingusson, ou des nombreux ateliers tels celui du peintre Alfred Lombard imaginé par Pierre Patout. Résident boulonnais à partir de 1934, Le Corbusier n’a pas seulement construit quelques villas emblématiques de l’architecture moderne, comme la villa Mietschaninoff, ou encore l’immeuble de la rue Nungesser-et-Coli, mais il est aussi l’auteur de deux propositions d’urbanisme dans lesquelles il esquisse sa vision d’une “ville radieuse”. “Pourquoi Boulogne ne serait-elle pas la commune qui déclencherait le grand mouvement que Paris espère”, écrit-il au maire, André Morizet.
Portant à juste titre les espoirs de l’architecte, celui-ci apparaît comme un personnage pour le moins singulier dans le paysage municipal français de l’entre-deux-guerres. Porté à la mairie en 1919, il ne renonce pas pour autant à son passé de militant de gauche intraitable. En 1922, il est démis de sa fonction de maire, après avoir refusé de participer à la revue du 14-Juillet. Adhérent au Parti communiste, cet ancien dirigeant du groupe des étudiants collectivistes rejoint l’Union socialiste-communiste, puis la SFIO de Léon Blum en 1927. Jusqu’à sa mort en 1942, toute son action à la tête de la municipalité tend à “transformer le grand village mal servi en une ville moderne”. Historien de l’haussmanisme, il possède une conscience aiguë des problèmes urbanistiques et développe une véritable expertise dans ce domaine, puisqu’en 1928, il est nommé à la commission d’aménagement et d’extension du département de la Seine, et, quatre ans plus tard, publie Vers le Grand Paris. Cette même année 1932, un plan d’aménagement de Boulogne est adopté, qui sera modifié à plusieurs reprises. La cité en mutation avait incontestablement besoin d’un outil de ce type. De quelque 1 500 âmes au milieu du XIXe siècle, la population atteint 100 000 habitants dans les années 1930. Entre-temps, Billancourt avait été rattaché à Boulogne.
Le développement d’activités économiques aussi importantes que l’automobile avec Renault, l’aéronautique avec Farman ou Salmson, ou encore le cinéma, a drainé une forte main-d’œuvre que Boulogne ne peut absorber. D’importants programmes de logements sociaux – les fameux HBM (habitations à bon marché) – sont mis en œuvre par la municipalité. Comme ils ne sauraient répondre à l’ampleur des besoins, Morizet travaille au niveau régional à une amélioration des liaisons avec la capitale, et obtient à sa grande satisfaction la prolongation du métropolitain jusqu’à Boulogne.
Répondant, d’une part, au glissement géographique vers le sud, provoqué par le rattachement de Billancourt, d’autre part, au développement de la population et de l’activité, la nécessité s’impose de construire un nouvel hôtel de ville, qui symbolise encore cet âge d’or boulonnais. Admirateur de la Cité industrielle de Tony Garnier, un projet utopique de 1917 qui devait constituer la matrice de son œuvre, André Morizet convainc son conseil municipal de confier la tâche à l’architecte lyonnais. Les exigences de l’édile sont claires : “De l’air, du jour, le somptuaire sacrifié au pratique.” Il sera exaucé au-delà de ses espérances, comme il l’exprime avec ferveur et enthousiasme : “Tony Garnier, pendant six ans, a cherché, multipliant les projets, les études, corrigeant, éliminant, simplifiant toujours. Son édifice est debout, musclé, racé. Rien à reprendre à la clarté du plan, à la franchise du matériau, que rien ne déguise. Les lignes de la façade frappent par la noblesse et l’audace, la nef lumineuse semble d’une cathédrale.” Ce sera sa seule réalisation en dehors de Lyon. Extérieurement, quoique Tony Garnier ait dû sacrifier son beffroi, l’architecture exprime la double fonction du lieu, en accolant l’un à l’autre deux parallélépipèdes, qui se distinguent par le matériau et par le traitement des ouvertures. Devant, un bâtiment solennel destiné aux réceptions et aux activités officielles (mariages...) est revêtu de plaques de comblanchien agrafées, et rythmé par quelques baies étroites. Derrière, l’édifice administratif garde apparent le béton bouchardé, ce matériau que l’on retrouve par une subtile rime sur l’auvent-balcon de la façade. Grâce à une ossature en béton armé, Garnier a pu ouvrir en grand les fenêtres et l’espace intérieur. Autour d’une immense nef qui reçoit un éclairage à la fois zénithal et latéral, les bureaux de l’administration s’étagent de façon parfaitement lisible sur trois niveaux desservis par d’élégants balcons. Plus qu’à une cathédrale, on pense à une piscine ; quant au maire, il la voyait comme son “usine municipale”. Confié à une pléiade d’artistes (Prouvé, Herbst, Mallet-Stevens, Salomon Martel, Lachenal et Bigot), le décor intérieur se révèle d’une parfaite sobriété, dans les deux parties du bâtiment. Les salons d’honneur, modulables grâce à des cloisons mobiles de Jean Prouvé, n’en sont pas moins somptueusement ornés de marbre noir et de feuilles d’or.
La dualité du monument surprend encore. “On finit par se demander si Garnier n’a pas caché son jeu en paraissant s’incliner devant les conventions du classicisme à la mode, s’interroge l’historien François Loyer, dans son Histoire de l’architecture française, de la Révolution à nos jours. Car la sévérité presque insupportable d’une composition régulière jusqu’à l’ennui ne met que plus en évidence la dialectique des formes et la découverte si heureuse du volume intérieur inondé de lumière. En n’étant plus moderne, il l’était peut-être plus encore.” Dès l’origine, les contemporains, tels Charles Imbert, dans La Technique des travaux, ont pris la mesure des effets psychologiques d’une telle réussite architecturale : “Plus de ces errances mornes dans les tristes corridors des mairies de jadis, plus de renvois de bureau en bureau, juste terreur des pauvres contribuables. Ici les employés semblent vraiment à la disposition du public dans une atmosphère de confort et de bon accueil.”
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Boulogne, une « ville radieuse » ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Boulogne, une « ville radieuse » ?