Dans son dernier documentaire (Lullaby to My Father, 2012), le cinéaste israélien, architecte de formation, raconte l’histoire de son père, ancien étudiant au Bauhaus. Témoignage pour l’histoire.
L’œil : Votre cinéma engagé a souvent dénoncé l’intolérance, notamment l’intolérance politique et religieuse du pays où vous êtes né, Israël. Lullaby to My Father, votre dernier film, consacré à votre père et à son aventure au sein du Bauhaus, n’échappe pas à la règle. Est-ce compliqué de faire un film aussi intimiste ?
Amos Gitaï : Il m’a fallu un an pour trouver l’équilibre entre les choses personnelles que j’avais envie d’exprimer et ce que je voulais montrer du Bauhaus : comment cette architecture n’a pas été un style, mais d’abord et surtout une réflexion sur le superflu et une vision de la société. J’avais déjà beaucoup travaillé sur les archives de ma mère, intellectuelle et enseignante, sur la correspondance qu’elle a entretenue pendant soixante-dix ans avec sa famille ; ses lettres ont été publiées il y a deux ans chez Gallimard, et Jeanne Moreau a accepté de les lire en Avignon et au Théâtre de l’Odéon. Mon père, décédé il y a 43 ans, avait aussi des archives passionnantes – écrits, dessins, maquettes… –, je me suis dit que cela méritait un film.
L’œil : Comment votre père s’est-il retrouvé au Bauhaus ?
A.G. : Munio est né dans un petit village de Silésie, en Pologne ; son père supervisait la coupe et le travail du bois dans les forêts. Ces hommes coupant le bois selon ses usages, pour le chauffage ou pour la construction, leurs gestes, l’économie dont ils faisaient preuve dans l’utilisation du bois, tout cela l’a fasciné, il est devenu charpentier. Je ne sais comment, depuis ce territoire rural, lui est venue l’idée d’aller au centre de l’avant-garde en architecture !
Walter Gropius, le fondateur du Bauhaus, l’a reçu et l’a encouragé à se perfectionner pendant un an en ornementation néoclassique dans une école de menuiserie avant de l’admettre au Bauhaus, où il n’y avait pas de concours d’entrée. L’école était à taille humaine, presque « familiale », avec une centaine d’étudiants et de professeurs, aux deux tiers non allemands. Il y avait cette idée de métissage, de dialogue des cultures et des disciplines artistiques. On apprenait en se faisant plaisir, les fêtes étaient nombreuses.
L’œil : Quelles étaient les ambitions de ce courant artistique ?
A.G. : Walter Gropius voulait faire une synthèse du meilleur, dans chaque discipline artistique. Il avait ainsi choisi Paul Klee et Kandinsky pour la peinture, par exemple. Et cela a été la même chose pour la photo et l’architecture. Mon père a appris au Bauhaus la modestie, la retenue, l’obéissance à un projet collectif tout entier au service de l’être humain, la science du détail, mais aussi la compréhension de la logique industrielle dans le cadre d’une réflexion sur l’habitat pour les masses. Comme ensuite Mies Van der Rohe, Gropius voulait mettre l’architecture en contact avec l’industrie.
L’œil : Le sentiment que les nazis ont coupé les ailes de ces jeunes passionnés, ont stoppé net leur élan créatif et cette aventure unique en fermant le Bauhaus…
A.G. : Il s’est opéré une rupture très brutale lorsque Hitler, parvenu au pouvoir, a fait fermer le Bauhaus. Goebbels détestait aussi le modernisme. Cela révèle à quel point la forme n’est pas neutre dans un bâtiment, ni une coquetterie. Le minimalisme, la transparence, l’économie de moyens du Bauhaus, les nazis n’en voulaient pas : ils voulaient du colossal, du glorieux. Ils ont fait venir la police à l’école, muré les fenêtres avec des briques, construit tout autour des immeubles de style néopastoral. L’école était un symbole multiethnique, à l’opposé de la pureté de la race souhaitée par le régime fasciste.
L’œil : Le Bauhaus n’est-il pas un mouvement qui a dérangé dès son origine ?
A.G. : Oui, le Bauhaus a d’emblée déclenché beaucoup d’oppositions, d’hostilités. Créé au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919 à Weimar, il a dû déménager à Dessau, petite ville près de Leipzig. Puis, quand les nazis l’ont fermé en 1932, il s’est installé quelques mois à Berlin avant de fermer définitivement. Walter Gropius et Mies Van der Rohe ont émigré aux États-Unis, Kandinsky a rejoint Paris, Moscou, puis les États-Unis, Paul Klee la Suisse.
En Israël sont arrivés trois élèves du Bauhaus, dont mon père, Munio. Il a essayé d’imposer une architecture simple, modeste, belle dans ses proportions, adaptant les principes européens modernistes au Moyen-Orient. Aujourd’hui, en Israël, l’architecture est davantage connectée aux tendances internationales, avec des matériaux coûteux, et la bourgeoisie locale veut des palais néoclassiques. C’est un miracle que quelques quartiers de Haïfa ou de Tel Aviv rendent encore hommage à cette génération d’architectes.
L’œil : Tous ces artistes du Bauhaus ont-ils gardé le contact ensuite ?
A.G. : Certains ont correspondu avec Mies Van der Rohe, mais la situation dans le monde n’était pas facile. Mies Van der Rohe a voulu reconstituer le Bauhaus à Chicago, mais sans parvenir à retrouver la même atmosphère, le mouvement est devenu plus académique. Quant à Munio, c’est seulement dans les années 1950 qu’il a pu recommencer à voyager. Lors d’une conférence de Le Corbusier à Dubrovnik, il a retrouvé quelques compagnons du Bauhaus.
L’œil : Vous-même avez fait des études d’architecte, marchant sur les traces de votre père. Pourquoi avoir bifurqué vers le cinéma ?
A.G. : J’avais 19 ans quand mon père est décédé. J’ai effectué pendant trois ans mon service militaire avant d’entreprendre mes études au Technion, grande école d’architecture israélienne, puis à Berkeley. Quand j’ai eu mon diplôme, en 1973, la guerre du Kippour a éclaté. J’ai senti que je voulais m’exprimer autrement que par l’architecture, en particulier sur la situation au Moyen-Orient. J’ai commencé à faire des films sans avoir étudié le cinéma. Et je n’ai pas le sentiment d’avoir raté quelque chose, car l’architecture des années 1970 n’était pas intéressante.
Dans l’architecture comme dans le cinéma, il faut savoir mobiliser toutes sortes de compétences et échapper aux pièges liés aux modes de financement. L’architecte part d’une demande et la met en forme, le cinéaste d’un scénario qu’il réalise. Je ne me contente pas de fabriquer des images, il y a une dimension sociale dans mon travail. La différence, selon moi, entre ces deux disciplines est que le cinéma ne laisse pas de trace physique ; une fois le film diffusé, il reste uniquement ce que le cerveau en retient. Pour moi, un bon film commence lorsque l’écran s’éteint et que les interrogations surgissent dans ma tête.
Ce que je trouve dommage aujourd’hui, c’est que les grands architectes préfèrent construire des aéroports ou des musées plutôt que de se mobiliser sur des projets sociaux d’envergure, des résidences pour des gens modestes : beaucoup de tensions résultent de cela. On construit de manière négligente, et les commanditaires en sont responsables aussi. Les architectes suisses Herzog et de Meuron m’ont proposé une réflexion filmée sur ce sujet.
L’œil : Outre vos films, vous êtes très fécond sur le plan créatif, avec des vidéos, des installations, des photos, des livres, souvent exposés dans les musées…
A.G. : Je suis de plus en plus souvent sollicité par les musées, et sur des thèmes variés, ce qui enrichit ma réflexion. J’ai ainsi réalisé une installation au Palais de Tokyo et à la base sous-marine de Bordeaux, participé aux Rencontres d’Arles, exposé à Dessau dans la résidence de Kandinsky, dans des musées de kibboutz, ou encore à Munich ou à Tel Aviv. Je me sens très libre d’aller vers cette diversité artistique.
Depuis le mois de mars, je participe à une exposition à la Galerie Thaddaeus Ropac avec des photos de paysages de guerre [« Disaster », lire ci-dessous]. J’ai aussi une exposition à venir au Musée Reina Sofía de Madrid où je présente des archives de mes parents en regard d’extraits de mes films documentaires, de mes photos. Et il y aura dans les prochains mois des rétrospectives de mes films au MoMA de New York, à la Cinémathèque française de Paris, puis à Lausanne.
L’œil : Que pensez-vous du cinéma aujourd’hui dans le monde ?
A.G. : Il est trop formaté, trop souvent un simple produit de marketing. Je vois moins de films qui disent des choses subtiles ou profondes.
L’œil : Vous qui êtes un citoyen du monde, quel regard portez-vous sur la culture en France ?
A.G. : Il y a une crise des institutions culturelles en France, et celle-ci n’est pas uniquement financière. La culture doit être subversive, critique par rapport au pouvoir. Les politiques doivent pour cela faire preuve d’une largeur d’esprit, comme cela a été le cas sous Malraux, Michel Guy et même Jack Lang. La France a longtemps été un modèle pour le monde, y compris dans le septième art où elle s’est ouverte au cinéma de nombreux pays. C’est Israël qui m’a inspiré mon travail, mais c’est la France qui l’a rendu possible.
À présent, la culture est molle, on est dans la facilité. L’État doit, je crois, se désengager de ce qui marche – par exemple, il n’est pas nécessaire de soutenir un long-métrage qui rencontre un succès en salle – et se concentrer sur des projets expérimentaux ou fragiles. L’État n’a pas besoin de tout gérer, l’économie peut être mixte. La France reste toutefois le seul contre-modèle au système tout-privé américain, mais elle est en perte de confiance.
L’œil : Nos artistes plasticiens sont moins cotés sur le marché de l’art que leur homologues américains, allemands, ou chinois, et on dit pourtant que les institutions publiques ne soutiennent pas assez la scène française au profit d’une vision plus universelle de leurs missions…
A.G. : Je vous répondrai en revenant à l’architecture. Aux États-Unis, en Allemagne, en Chine, l’architecture, justement, est moderne : aux États-Unis parce que c’est un pays jeune, en Allemagne parce qu’elle a été détruite, dévastée pendant la guerre, en Chine parce que l’urbanisation y est galopante. La France, elle, fait beaucoup pour restaurer son patrimoine, mais elle doit passer à la modernité. Regardez le réaménagement du Palais de Tokyo, c’est bien d’avoir laissé une partie en chantier, cela participe de cette expérience visuelle.
Dans l’exposition collective « Disaster/The end of days » qui se tient jusqu’au 1er juin à la galerie Thaddaeus Ropac Pantin, le cinéaste Amos Gitaï présente trois photographies inédites prises en 1969 alors qu’il est soldat dans l’armée israélienne (In Time For War I, II et III). La projection d’une courte séquence du film Kippour, sortie en 2010 en France, accompagne ces trois images personnelles dont un saisissant autoportrait de l’artiste en hélicoptère. La co-commissaire de l’exposition, Séverine Waelchli, évoque leur puissance rendue par le caractère inédit de ces photographies intimes dévoilées seulement quarante ans plus tard. Un temps nécessaire à l’artiste dont le passage se lit dans les altérations de la pellicule conservées en l’état au tirage.
1950 Naissance à Haïfa en Israël.
1973 L’éclatement de la guerre du Kippour interrompt ses études d’architecte.
1983 Amos Gitaï s’exile en France après la controverse suscitée en Israël par son documentaire Journal de campagne.
1995 Son retour au pays est marqué par le tournage de la trilogie sur les villes israéliennes : Dewarim, Yom Yom, Kadosh.
2013 Sortie en France du film Lullaby to my father.
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Amos Gitaï : « La France doit passer à la modernité »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°656 du 1 avril 2013, avec le titre suivant : Amos Gitaï : « La France doit passer à la modernité »