La reproduction de la « Marianne » d’Aslan mise en scène en train de couler par le magazine « Le Point » bénéficie de « l’exception de parodie », répond cette année-là le tribunal de grande instance de Paris.
Paris, 1830. La révolution de Juillet porte Louis-Philippe à la tête du nouveau régime tandis qu’Eugène Delacroix achève La Liberté guidant le peuple. Mais en l’absence d’une « Marianne guidant le peuple », il faut attendre l’instauration de la IIIe République pour que celle-ci s’empare du pouvoir. C’est d’ailleurs dans les murs de l’École des beaux-arts de Paris que la République française prend le visage et le bonnet phrygien de l’Alma Mater après avoir appris d’Antigone la révolte individuelle avec sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Pourtant, il faudra attendre 1968 pour que les traits de cette allégorie soient pour la première fois, et non sans polémiques, personnifiés par ceux d’une célébrité : Brigitte Bardot. Sollicité par l’Association des maires de France, Alain Gourdon (1930-2014) – plus connu sous le nom d’« Aslan » – réalise ce buste en 1968.
Jeune Prix de Rome de sculpture à l’âge de 17 ans pour son Ariane abandonnée par Thésée (1947), Aslan est connu pour ces illustrations licencieuses de la « pin-up du mois » réalisées pendant près de vingt ans pour le magazine masculin de charme Lui. Avec sa Marianne « BB » l’artiste signe un coup de maître puisqu’il s’agit du premier buste diffusé du vivant de son auteur par l’Atelier de moulage de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, et qu’il est vendu à plus de 20 000 exemplaires ! Un véritable lieu de mémoire cher à l’esprit de l’historien Pierre Nora.
À l’été 2014, un photomontage reproduisant partiellement la Marianne d’Aslan est publié en une de l’hebdomadaire Le Point [voir ill.]. L’œuvre est représentée à demi immergée dans l’eau – en train de couler – sous le titre : « Corporatistes intouchables, tueurs de réformes, lepéno-cégétistes… Les naufrageurs. La France coule, ce n’est pas leur problème » ! La veuve de l’artiste, lequel est décédé en février de cette année-là, estime que ce montage porte atteinte aux droits patrimoniaux et moraux de son défunt mari et assigne la société exploitation de la revue pour contrefaçon. L’hebdomadaire réplique et invoque l’article L. 122-5-4 du code de la propriété intellectuelle selon lequel un auteur ne peut interdire « la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ».
Le problème est qu’aucune définition légale de la « parodie » n’existe dans les textes français ou européens. Les tribunaux nationaux ont donc établi leur propre conception de la parodie en s’appuyant sur l’arrêt « Deckmyn » de la Cour de justice de l’Union européenne du 3 septembre 2014. Johan Deckmyn y a précisé que la parodie est une notion autonome du droit européen et doit donc être interprétée de manière uniforme dans tous les pays, qu’elle n’implique aucune obligation du respect du droit à la paternité de l’œuvre originelle et ne nécessite pas de créer une nouvelle œuvre originale. Néanmoins, la Cour de cassation ajoute que l’œuvre seconde doit revêtir un caractère humoristique, éviter tout risque de confusion avec l’œuvre initiale et ne pas porter une atteinte disproportionnée aux droits légitimes de l’auteur. Au regard de ces conditions, la question posée aux juges est la suivante : couler la Marianne relève-t-il de la parodie ?
Le 6 octobre 2016, le tribunal de grande instance de Paris répond par l’affirmative et la veuve fait appel. Le 22 décembre 2017, la cour d’appel de Paris confirme à son tour que « l’œuvre d’Aslan a été utilisée dans une perspective parodique pour illustrer un article de presse ». La veuve n’en reste pas là et se pourvoit en cassation. Le 22 mai 2019, la Cour de cassation valide définitivement la reconnaissance d’une parodie par une analyse concrète de l’œuvre. Les magistrats constatent l’absence de risque de confusion car « le photomontage incriminé qui reproduit partiellement l’œuvre en y adjoignant des éléments propres ne génère aucune confusion avec l’œuvre », ainsi que le caractère humoristique puisque « la reproduction partielle du buste de Marianne, immergé, constituait une métaphore humoristique du naufrage prétendu de la République, destiné à illustrer le propos de l’article, peu important le caractère sérieux de celui-ci ».
Cette vision de la Cour de cassation n’est cependant pas sans interroger. En effet, le photomontage ne proposait aucune réinterprétation – et encore moins humoristique – de la Marianne Brigitte Bardot d’Aslan. Aussi, il semblerait abusif de prétendre que le buste constituerait à proprement parler une œuvre parodiée au regard des « lois du genre ». Le risque est donc grand de voir des tiers associer une œuvre d’art à un message vaguement humoristique pour bénéficier de la parodie. En actant une telle vision, les contrefacteurs obtiendraient ce que la jurisprudence française leur a toujours refusé au titre de l’exception de courte citation. Il est vrai que depuis 2003 la Cour de cassation affirme, à la suite de la diffusion d’œuvres de Maurice Utrillo dans une émission de France 2, que « la représentation intégrale d’une œuvre, quelle qu’en soit la forme ou la durée, ne peut relever de l’exercice du droit de courte citation ».
On le devine, tout est affaire de mesure en matière de rire : la parodie doit « faire rire, mais ne pas nuire » selon le professeur de droit Henri Desbois. C’est donc la poursuite d’une intention humoristique qui permet à la parodie d’échapper au monopole de l’auteur. C’est ainsi qu’un dessin publié dans le magazine Playboy d’après Le Viol (1945) de René Magritte a pu être considéré en 1987 comme une parodie licite par le tribunal de grande instance de Paris, alors qu’un dessin d’après Le Mois des vendanges (1959) du même Magritte publié dans le magazine Lui a été considéré comme une contrefaçon par la cour d’appel de Paris en 1990.
Il faut garder à l’esprit que l’invocation de « l’exception de parodie » ne doit pas avoir pour effet de vider de son sens la protection du droit d’auteur. C’est ainsi que la reproduction du buste de la Marianne d’Aslan par le Rassemblement national a pu être sanctionnée en 2019 pour contrefaçon par la cour d’appel de Versailles avec un préjudice de 65 000 euros ! Tout demeure donc affaire d’espèce et du respect des « lois du genre » afin de ne pas abuser d’une exception qui procède, avant tout, de la liberté d’expression.
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2016, couler la Marianne relève-t-il de la parodie ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°651 du 14 mars 2025, avec le titre suivant : 2016, couler la Marianne relève-t-il de la parodie ?