Au printemps, cinq expositions, dont une très vaste au Grand Palais, s’attardent sur 1900, année charnière qui permet d’analyser les innovations formelles de
l’Art Nouveau et son symbolisme débridé. Plongée en apnée dans les méandres sulfureux de 1900 qui virent le crépuscule de l’ornement.
Si les oiseaux se cachent pour mourir, les arbres, au contraire, connaissent souvent leur plus belle floraison avant de se dessécher pour toujours. De même, l’Art Nouveau, dans son exubérance végétale, signe l’agonie d’une tradition dont l’origine se perd dans la nuit des temps : celle de l’ornement. Pendant des siècles, ce que l’on appelle le « style » avait essayé de contenir l’ornement dans l’habillage raisonnable de structures utilitaires, meubles ou immeubles. Il y avait certes eu, par le passé, de fâcheux débordements, comme par exemple le rococo, qui avait tordu, cambré, exagéré les formes au point de nier les lois de la pesanteur et du « bon goût ». Mais le besoin d’ordre et de symétrie du néoclassicisme avait mis un terme à ces extravagances.
L’ornement, cet adoucisseur d’angles
L’ornement, cet adoucisseur d’angles, ce réconfort des âmes blessées en quête de friandises, se déchaîne à nouveau dans les années 1890. Après des décennies de néo-gothique, néo-Renaissance, néo-Louis XV et XVI, en bref de réinterprétation du vocabulaire du passé, un besoin de nouveauté se fait sentir. Mieux, l’envie d’une révolution, le désir de faire exploser tous ces styles du passé, vulgarisés par la production en série, et de créer enfin cet Art Nouveau qu’on attendait, tel le Messie, depuis si longtemps. La réponse s’impose : seul le retour à la Nature, la vraie, permettra de chasser les miasmes des stéréotypes anciens. Adieu rinceaux trop bien peignés, acanthes calquées et décalquées à satiété. Une spectaculaire montée de sève nourrit partout en Europe, mais avec d’infinies nuances, le style nouveau. C’est avant tout à Paris et Bruxelles qu’il prend le plus solidement racines. Mais on le suit à Milan, Barcelone, Prague, voire Helsinki, Glasgow et Vienne. Cependant, tel le serpent qui se faufile entre les algues de l’inquiétant papier peint créé par l’Anglais Voysey, le ver est dans le fruit. Et cette extraordinaire profusion décorative, honnie dès avant la Première Guerre mondiale, ne sera qu’une brève flambée, vite éclipsée sur la corde raide de la modernité, par les formes abstraites issues de l’Écossais Mackintosh et de la Sécession viennoise. Le cube et le rectangle triompheront de la « bête dans la jungle ». Cette condamnation s’annonce déjà dans les formes sévères du Palais de la Sécession élevé par Joseph Maria Olbrich en 1899, le délire végétal étant réservé au couronnement métallique en forme de sphère ajourée, recouverte de branches dorées. Elle est déjà lisible dans la structure austère de la Majolikahaus d’Otto Wagner, contemporaine. La façade parfaitement plane de cette dernière s’orne d’un décor végétal luxuriant et vivement coloré mais purement graphique et réalisé en céramique. Feuilles et fleurs sont aussi plates que celles d’un herbier. Le dessèchement est annoncé.
Une montée de sève qui balaie l’historicisme
Deux précurseurs majeurs s’imposent dans ce retour à une vérité primordiale, à une réalité organique, à une nature somptueuse et enfin libérée qui transcende la fatalité des « styles » tels qu’on les entendait autrefois : le Japon et Ruskin. Le premier est un pays qui s’est ouvert tardivement au commerce occidental et a révélé, à une Europe stupéfaite, qu’une libellule, quelques herbes folles observées dans les champs, un oiseau, un chrysanthème étiolé, un crustacé même pouvaient devenir des thèmes artistiques à part entière. S’extasiant sur un bouton de fer attachant la blague à tabac d’un Japonais à sa ceinture, Edmond de Goncourt écrivait en 1884 : « le peuple chez lequel un ouvrier a des imaginations pareilles à celle-ci, ne croyez-vous pas que ce peuple puisse être proposé comme professeur aux autres peuples ? » Magicien du verre, héros du style floral ondulant de l’École de Nancy, Émile Gallé ne craignait pas d’affirmer à son propre sujet : « Bénissons le caprice du sort qui a fait naître un Japonais à Nancy. » Le japonisme est la révélation des beautés du monde naturel à un monde occidental qui, sans les nier, les avait domptées, soumises à des règles, à des normes. Le japonisme, c’est un énorme appel d’air, l’apprentissage lent et douloureux du modernisme.
John Ruskin (1819-1900), lui, est un éminent victorien, écrivain, poète, artiste, théoricien de l’art, professeur à Oxford, grand pourfendeur de la société industrielle et de ses méfaits. Il a chanté la magie des pierres de Venise, mais a également été un admirable commentateur du gothique français, sensible aux délicates floraisons qui, par exemple, enveloppent les chapiteaux de la cathédrale de Reims d’une couronne végétale frémissante. Ses admirables aquarelles sont peuplées de fleurs et plantes en tout genre, de rochers. Sa Bible d’Amiens et Sésame et les lys ont eu pour traducteur français Marcel Proust. Sa prose incandescente fait le lien entre le gothique et ce qui va devenir l’Art Nouveau. Ce lien sera renforcé en France par l’influence considérable de Viollet-le-Duc, dont l’idéal gothico-rationaliste a imprégné bon gré, mal gré la plupart des jeunes créateurs de 1900.
Une flore aux formes menaçantes
Vers 1900, les romans sont le reflet de cette passion nouvelle pour une flore extraordinaire et exotique, aux formes parfois menaçantes : tubéreuses au parfum suffocant, lys gigantesques au pistil provoquant, ombellifères à tête folle, gardénias immaculés, suaves et entêtants. Les espèces les plus rares, jadis importées à prix d’or, sont désormais cultivées dans des serres dotées du chauffage central. Chaque appartement, chaque maison élégante possède son jardin d’hiver où croît une jungle merveilleuse et inquiétante, venue des Amériques, d’Asie ou d’Afrique. Les orchidées les plus fantasques se piquent bientôt dans la chevelure des héroïnes de Proust ou s’agrafent à leur corsage. Publié dès 1884, le célèbre roman À rebours, de J.-K. Huysmans, offre une plongée vertigineuse dans un monde corrompu et merveilleux, placé sous l’invocation de la rareté, bref de la décadence fin-de-siècle. Des Esseintes, le héros du livre, a vendu le château de sa famille et liquidé tous ses biens pour recréer à Fontenay-aux-Roses, dans les environs de Paris, un cadre idéal qui le guérira du spleen qui le ronge. S’avisant un jour que sa maison se trouve précisément dans une zone horticole féconde, il se prend de passion non pas pour « les fleurs prétentieuses, convenues, bêtes, dont la place est seulement dans les cache-pots de porcelaine peints par des jeunes filles », encore moins pour « les bouquets en accord avec les salons crème et or des maisons neuves », mais pour des fleurs extravagantes. Il se fait donc livrer par voiturées entières des « monstres » végétaux qui préfigurent dans leur délire de formes et de couleurs tout le répertoire de l’Art Nouveau : « des Echinopsis, sortant de compresses en ouate, des fleurs d’un rose de moignon ignoble ; des Nidulariums, ouvrant, dans des lames de sabre, des fondements écorchés et béants ; des Tillandsia Lindeni tirant des grattoirs ébréchés, couleur de moût de vin ; des Cypripediums, aux contours compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur en démence. Ils ressemblaient à un sabot, à un vide-poche, au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, telle qu’on en voit dessinées sur les planches des ouvrages traitant des affections de la gorge et de la bouche ; deux petites ailettes, rouge de jujube, complétaient ce baroque assemblage d’un dessous de langue, couleur de lie et d’ardoise, et d’une pochette lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle. » Mais tout cela n’était rien comparé aux plantes à venir, aux plantes carnivores qui le séduisaient entre toutes, notamment un certain Cephalotus dont les cornets étaient « capables de digérer, d’absorber de véritables viandes ». À ses yeux, la plus grande beauté de ces étranges créations de la nature était justement qu’elles semblaient artificielles, faites de caoutchouc, de tôle peinte, de papier ou de porcelaine : « Il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. » À la fin du siècle, ces aberrations de la nature fournissent aux architectes, ornemanistes, ébénistes et autres créateurs, un répertoire infini et nouveau qui, telle une vague déferlante, va envahir et tenter de recouvrir toutes les créations artistiques, de la reliure en maroquin mosaïqué à la façade d’immeuble, en passant par les pommeaux de canne, les tentures et les tapis. Dans L’art décoratif d’aujourd’hui, paru en 1925, Le Corbusier évoque avec vivacité cette dictature de la fleur : « Grasset fut le géomètre et l’algébriste des fleurs. Il fallut avec lui admirer jusque dans le secret de leur structure toutes les fleurs, les aimer tant, qu’il était de rigueur de les disperser sur toutes les œuvres que nous aurions aimé entreprendre. Notre enfance fut éclairée par les miracles de la nature et nos heures studieuses étaient penchées sur les mille fleurs et les insectes. »
La chevelure féminine, algue dévoratrice
La femme est presque systématiquement associée à ce délire formel, soit de manière évidente, soit de manière cryptée, on dirait aujourd’hui « subliminale ». Après les années romantiques de redécouverte du patrimoine historique, qui aboutirent dans le domaine de l’architecture et des arts décoratifs à ce qu’on a appelé avec un certain mépris l’éclectisme, on assiste à la fin du siècle à une véritable explosion du répertoire traditionnel. Ce rejet violent des stéréotypes encore appauvris par la production en série de l’ère victorienne, se conforte dans des allusions voluptueuses voire obscènes aux formes généreuses de la Femme avec un grand F, objet d’un culte aux multiples facettes. Les algues deviennent chevelure, la chevelure se fait algue. L’érotisme de la chevelure a été passionnément exploré par Baudelaire, dans les Fleurs du Mal :
« Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, Ô féconde paresse !
Infinis bercements du loisir embaumé ! »
Ce fétichisme de la chevelure est exposé de manière faussement chaste et délicieusement médiévale dans Pelléas et Mélisande, drame poétique de Maurice Maeterlinck écrit en 1893 et submergé par la sensualité de la musique qu’il inspire à Debussy. L’opéra est créé à Paris en 1902. Il constitue une extraordinaire synthèse des fantasmes de l’époque. La scène où Mélisande, enfermée dans la tour par son mari Golaud, peigne ses « longs cheveux » descendant jusqu’à Pelléas qui les respire et les embrasse, incarne toutes les obsessions de l’art 1900. Le thème de la chevelure apparaît déjà dans la scène de la fontaine où Mélisande, fascinée par son propre reflet, laisse tomber sa lourde chevelure dans les profondeurs mystérieuses, non sans perdre la bague que lui avait donné son mari, perte soulignée par un somptueux glissando de harpe. La littérature plus ou moins discrètement érotique des Pierre Louÿs et consorts accentue ce climat de sensuelle effervescence, qui se reflète dans toutes les créations de l’époque. Sous couvert d’ornementation végétale ou organique (car le monde mystérieux des profondeurs marines avec sa faune étrange, ainsi que celui des insectes, sont également appelés à la rescousse), vulves et phallus se multiplient jusque sur les façades d’immeubles – on songe aux terres cuites conçues par Lavirotte pour orner le fameux immeuble de l’avenue Rapp à Paris – et même dans les balcons et ornements de fonte de Guimard, qui conçoit pour le « métropolitain » les entrées visqueuses et pantelantes que les générations suivantes n’auront de cesse d’éliminer. Mucha, habile faiseur, affichiste surdoué, étale sur les murs de Prague, de France et de Navarre la version commerciale de cette alliance entre la femme et la flore. Vulgarisée par des artistes moins doués, cet enchevêtrement de courbes et contre-courbes suscitera bien des sarcasmes, et le qualificatif de « style nouille » qui, longtemps et injustement, colla aux meilleures réalisations de cette époque trop féconde. L’École de Nancy se montre particulièrement prolixe sur ce thème. La Main aux algues et aux bagues d’Émile Gallé, fascinant assemblage de verres colorés aux nuances infinies, est assurément la matérialisation la plus troublante de cette fusion fantasmatique. Mais la femme soufflant les graines d’une fleur de pissenlit dessinée par Eugène Grasset pour les dictionnaires Larousse en est sans doute restée, au moins en France, l’image la plus populaire. « Je sème à tous vents », dit sa devise. Elle ignorait que ces graines resteraient stériles.
La fin du règne de l’ornement
Loin des convulsions de l’art décoratif, un tableau du Polonais Joseph Mehoffer, intitulé à propos L’Étrange jardin, propose une étonnante variation sur le thème de la femme et de la fleur. Dans un parc luxuriant, une femme élégante et sûre de sa beauté s’enivre du parfum des fleurs écloses par centaines. Sa servante la suit à distance, témoin d’une maison bourgeoisement menée. Au premier plan, un enfant nu brandit des branches fleuries. Le soleil irise de flaques claires la pénombre du sous-bois. Et soudain, survolant cette scène idyllique, apparaît une énorme, une monstrueuse libellule. Les femmes, les fleurs, le chérubin doré par le soleil, tout un monde s’efface devant cette présence vrombissante. Les insectes des bijoux de Lalique, figés dans leurs résilles émaillées, les nénuphars alanguis des meubles de Majorelle, les Hortensias bleus de Robert de Montesquiou appartiennent désormais à une autre époque. Le règne de l’ornement s’achève. Voici venir le temps des avions aux carapaces d’acier, belles comme le flanc luisant de cette libellule.
- PARIS, Grand Palais, 14 mars-26 juin, AMSTERDAM, Rijksmuseum, jusqu’au 9 avril et Van Gogh Museum, jusqu’au 26 mars, LONDRES, Royal Academy of Art, jusqu’au 3 avril et Victoria & Albert Museum, 6 avril-30 juillet.
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1900 aux parfums vénéneux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : 1900 aux parfums vénéneux