Nouvelle ère - Censure

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 1 février 2018 - 852 mots

Nouvelle ère -  Le Louvre-Abou Dhabi, ce « Louvre des sables », a été mis en eau en novembre 2017 avec succès.

De l’avis quasi unanime, le musée émirati, cogéré avec l’agence France-Muséums, devient aujourd’hui, dans son écrin dessiné par Jean Nouvel, l’un des plus beaux musées du monde. Il est vrai que l’architecte français signe là incontestablement son chef-d’œuvre – même si les puristes continuent de lui préférer la Fondation Cartier à Paris… Comme il semble loin le temps des débats, oublié, le temps des polémiques. « La controverse suscitée par la création d’un musée estampillé “Louvre” dans l’émirat prend de plus en plus d’ampleur », notait pourtant Le Journal des Arts en janvier 2007. Il est vrai que, à la suite des révélations dans la presse de la création d’un Louvre aux Émirats arabes unis, le monde de la culture était entré en ébullition. Une tribune intitulée « Les musées ne sont pas à vendre », rédigée par trois personnalités, publiée dans Le Monde en décembre 2006, a, la première, fait déborder le lait de la colère, déclenchant une pétition contre le projet (et d’autres) sur le site La Tribune de l’art, suivie, au ministère de la Culture, d’une « chasse aux sorcières ». Les griefs portaient à l’époque sur le plan moral, même si certaines voix s’élevaient pour dénoncer la sécurité matérielle des œuvres dans une région réputée instable. « Les œuvres d’art sont un patrimoine à montrer, pas une attraction ni une marchandise », écrivaient alors Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht. Il était en effet reproché l’utilisation commerciale de la marque Louvre et des chefs-d’œuvre nationaux, « fondements de l’histoire de notre culture et que la République se doit de montrer et de préserver pour les générations futures ». Écrites dans un éditorial du Journal des Arts en mars 2007, ces lignes résument assez bien la pensée de l’époque : « Pour un musée public, dont les collections sont le bien commun des citoyens, cette démarche est une véritable révolution. Fallait-il en passer par là pour assurer le rayonnement international de la culture française ? On peut en douter, d’autant que ce contrat crée un précédent et brouille les cartes. » Dix ans plus tard, qui l’eût cru, ces cartes ont été intégralement rebattues. La mondialisation a fait son œuvre ; la concurrence internationale entre les institutions publiques et privées s’est accrue ; une nouvelle génération de conservateurs a pris possession des musées ; les crises financières et la baisse des subventions publiques ont obligé les institutions à plus de créativité, et accouché de nouveaux comportements ; l’art et la culture ont pris une dimension toujours plus importante dans l’équilibre diplomatique international, comme dans les relations économiques et militaires entre les États. Quant à la sécurité des œuvres, le terrorisme a étendu les risques à l’ensemble des musées du monde entier… Entre 2007 et 2018, ce n’est donc pas seulement un nouveau musée qui a été érigé, aussi beau soit-il, c’est un nouveau monde et une nouvelle vision muséale, y compris muséographique, qui sont Apparus.

censure -  Parmi les inquiétudes formulées au départ du projet Louvre-Abou Dhabi, l’une fut liée à la censure morale et religieuse. Quelle histoire universelle de l’art pourrait bien raconter un musée voulu par un régime autoritaire qui fait peu de cas des libertés ? Y verrait-on des Vierges à l’Enfant ? Des représentations du Bouddha ? Des œuvres contestataires ou, pire, ces nus sensuels entourés de nymphes et de satyres dont l’art occidental regorge ? « La question de la censure n’a jamais été soulevée », assurait en 2008 Thomas Krens au Journal des Arts, tout en reconnaissant être conscient de se trouver dans une région où « la culture est différente ». « Je pense que ce ne serait pas une bonne idée de commencer à Abou Dhabi avec des photos de Mapplethorpe », jugeait ainsi le conseiller de la Fondation Guggenheim. Au Louvre-Abou Dhabi, désormais ouvert au public, les nus ne sont « pas très culottés », s’amuse Le Parisien, qui remarque que « l’honneur d’un érotisme un peu coquin » est heureusement sauvé par « deux danseuses en bronze sculptées par Degas, qui s’étirent sans tutu ». Pourtant, des Vierges à l’Enfant et des bouddhas, on en voit au Louvre-Abou Dhabi. Certes, les nus sont principalement antiques et donc peu problématiques, mais le parcours permanent compte, outre les Degas, la belle Vénus et les Nymphes au bain (1776) de Lagrenée. Les discussions se sont même parfois cristallisées autour de sujets inattendus, comme la représentation des jeux d’argent dans La Partie de bésigue (1881) de Caillebotte. Étonnament, depuis le lancement du projet en 2006-2007, la censure morale, la bien-pensance, ne vient plus de là où on l’attendait, mais des Pays-Bas, des États-Unis, d’Italie… Ce sont les mots « nègre », « nain » et « sauvage » que l’on songe à gommer des cartels du Rijksmuseum ; c’est une pétition qui réclame le retrait, à New York, de Thérèse rêvant de Balthus, toile jugée pédophile ; c’est un enseignant renvoyé, dans l’Utah, pour avoir montré à ses élèves des reproductions d’Ingres et de Modigliani ; c’est la Carmen de Bizet qui assassine Don José au théâtre de Florence… Là aussi, le monde change, sans qu’il soit toujours possible de lui donner des leçons.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Nouvelle ère - Censure

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