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ENTRETIEN

Julie Bawin : « L’espace public occidental est un champ de bataille »

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 17 mai 2024 - 1184 mots

De l’iconoclasme de la Révolution française au « plug anal » de Paul McCarthy, l’histoire de l’art dans l’espace public est émaillée de polémiques et d’actes de vandalisme.

Julie Bawin. © B. Boccas
Julie Bawin.
© B. Boccas

Julie Bawin est professeure d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Liège et directrice du Musée d’art contemporain en plein air du Sart Tilman, à Liège (Belgique). Elle consacre un ouvrage aux controverses nées autour d’œuvres installées dans l’espace public.

Dans « Art public et controverses », vous revenez sur près de 250 ans de polémiques touchant des œuvres situées dans l’espace public. De quel type d’œuvres s’agit-il ?

Je me suis intéressée exclusivement aux œuvres de commande, pérennes ou non, dans l’espace public démocratique occidental. J’ai laissé délibérément de côté les régimes autoritaires ainsi que les pratiques dites « sauvages », pour comprendre comment des œuvres placées légalement dans l’espace public pouvaient être, d’emblée ou plus tard, l’objet de controverses. Cela concerne notamment la statuaire, qui a été la cible privilégiée de l’iconoclasme laïc à partir de la Révolution et se trouve depuis 2020 dans le collimateur des militants antiracistes. Ces œuvres ont ceci de spécifique qu’elles apparaissent alors comme des images sans auteur, sans valeur artistique. Mais je me suis aussi intéressée aux sculptures, aux monuments, à ce qui fait « œuvre », à l’exception des affiches, du vitrail ou encore du mobilier urbain.

Quels contextes politiques ou sociaux se révèlent propices aux controverses ?

Je ne dirais pas qu’il y a des contextes politiques particulièrement propices au surgissement de controverses. La Révolution française marque évidemment un tournant en matière d’iconoclasme, mais celui-ci ne va cesser de se rejouer tout au long du XIXe siècle. S’il n’y a pas de contexte type, les controverses soulèvent toujours en revanche des enjeux politiques. On le voit par exemple avec l’affaire Daniel Buren : à travers Les Deux Plateaux [1986], c’est la gauche au gouvernement qui est prise pour cible…

Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), La danse, 1868, groupe original aujourd'hui conservé au Musée d'Orsay. © Sailko, 2015, CC BY 3.0
Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), La danse, 1868, groupe original aujourd'hui conservé au Musée d'Orsay.
Quels sont les principaux motifs d’indignation et de controverse ?

Les arguments sont le plus souvent de nature esthétique, morale et/ou politico-idéologique. À cet égard, l’affaire Jean-Baptiste Carpeaux est exemplaire parce qu’elle concentre une série d’arguments que l’on retrouvera tout au long du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle. En 1868, l’artiste dévoile la statue qu’il a créée pour la façade de l’Opéra Garnier. La Danse [voir ill.] est d’emblée l’objet d’une controverse. On lui reproche d’abord l’atteinte à la moralité : La Danse est jugée « offensante », on y voit une scène d’orgie et de plaisir. Il y a aussi l’argument esthétique : l’expressivité et le réalisme cru de Carpeaux posent la question de ce que doit être une statue dans l’espace public. Cet argument revient dans les années 1980 avec les polémiques qui entourent Tilted Arc de Richard Serra et les « colonnes » de Buren : on juge ces œuvres laides, hermétiques, élitistes, et c’est ce qui suscite les demandes de retrait et de démantèlement. Il y a enfin l’argument politique : parce que Carpeaux est proche de Napoléon III, Émile Zola affirme que sa sculpture est à l’image de son commanditaire et reflète la décadence de l’Empire.

Comment s’expriment ces controverses ?

Depuis le XIXe siècle, les modes d’action des groupes de pression sont restés très semblables. Les controverses s’expriment d’abord via des pétitions ou des lettres adressées aux commanditaires. Les réactions indignées sont aussi abondamment relayées par la presse, et aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Parfois, elles donnent lieu à des actes qui relèvent de la destruction et du vandalisme, soit par les citoyens, soit d’en haut, par les États.

Julie Bawin, Art public et controverses, 2024. © CNRS éditions
Julie Bawin, Art public et controverses, 2024.
© CNRS éditions
Dans votre ouvrage, les cas de censure émanant de l’État sont rares. Qui est à l’origine des controverses ?

Au cours du XIXe siècle, l’espace public démocratique se constitue et l’opinion publique prend de plus en plus d’importance. La population se sent autorisée à contester et affirme un droit de regard sur des œuvres qui s’imposent à la collectivité, d’où l’argument récurrent de la dépense publique. Cette censure horizontale peut alors générer une censure verticale : sous la pression populaire, des commanditaires finissent par retirer les œuvres incriminées.

À notre époque, l’opinion publique prend encore plus de poids avec les réseaux numériques. Du « plug anal » [Tree, installé place Vendôme à Paris en 2014] de Paul McCarthy au Dirty Corner [dit « le Vagin de la reine », présenté dans les jardins du château de Versailles en 2011] d’Anish Kapoor, on ne peut comprendre ces affaires récentes sans les relier au rôle que joue l’espace numérique dans les mouvements d’indignation et de censure. Les controverses y sont le fait de groupes certes minoritaires, mais redoutables dans leur force de persuasion et d’action : il peut s’agir de militants réactionnaires, ou d’activistes qui œuvrent au nom de causes nobles et progressistes, telle l’égalité raciale.

Comment ces controverses définissent-elles l’espace public ?

Dans la lignée de [la philosophe] Chantal Mouffe qui prend à contre-courant le modèle de Jürgen Habermas selon lequel l’espace public serait le lieu du débat d’idées devant mener à un consensus rationnel, je considère que l’espace public occidental est un champ de bataille. D’une certaine manière, l’histoire de l’art public est en soi une histoire de controverses, en ce sens où les œuvres se confrontent à une pluralité de jugements alors même que la recherche du consensus, en soi illusoire, guide la plupart du temps les commanditaires.

Ces dernières années ont été marquées par une nette augmentation des polémiques entourant des œuvres d’art public. Comment l’expliquer ?

Les actes répétés de vandalisme et de censure horizontale ressurgissent à la faveur des réseaux sociaux. La dernière partie du livre montre comment ces derniers bouleversent, voire remplacent l’espace public traditionnel. Je termine d’ailleurs l’ouvrage sur l’idée que même les musées ne sont plus à l’abri des controverses, car le non-initié n’a plus besoin d’y pénétrer pour découvrir des œuvres. On l’a vu récemment au Palais de Tokyo : Fuck abstraction!, le tableau polémique de Miriam Cahn, a été vandalisé en mai 2023 par un individu qui n’avait pas l’habitude de fréquenter les espaces d’art.

Le tableau vandalisé de Miriam Cahn, Fuck Abstraction!, aspergé de peinture au Palais de Tokyo le 7 mai 2023. © Photo Ludovic Sanejouand pour LeJournaldesArts.fr, 10 mai 2023
Le tableau vandalisé de Miriam Cahn, Fuck Abstraction!, aspergé de peinture au Palais de Tokyo le 7 mai 2023.
© Photo Ludovic Sanejouand pour LeJournaldesArts.fr, 10 mai 2023
Dans un tel contexte, est-il possible d’œuvrer dans l’espace public sans être assujetti à la doxa du moment ?

On attend de l’art public, surtout quand il est pérenne, qu’il réponde à un goût moyen, à une morale moyenne, ce qui est impossible. La pluralité des opinions fait peser sur les artistes d’innombrables contraintes, et les expose au risque de proposer des œuvres stériles, peu intéressantes, n’allant pas à l’encontre de la doxa. S’ils choisissent d’aborder un sujet politique, il faut alors que la cause soit consensuelle et communément admise.

Mais même dans ce cas, l’artiste n’est pas à l’abri. C’est ce que montre l’affaire Sam Durant en 2017. Celui-ci présente au Minneapolis Sculpture Garden (Minnesota) une installation dénonçant la peine de mort par pendaison de 38 Indiens de la tribu Dakota, une œuvre censément consensuelle. Pourtant, il est accusé d’appropriation culturelle et se voit confronté à une censure incroyable. Non seulement il est contraint de démanteler son œuvre, mais la communauté Dakota lui impose de l’enterrer lors d’une cérémonie de guérison et de lui transférer sa propriété intellectuelle. Même mues par une recherche de consensus, certaines œuvres cessent d’être légitimes quand émerge un nouveau front de lutte…

Julie Bawin, Art public et controverses, XIXe-XXIe siècle,
CNRS Éd., 2024, 376 p., 26 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : Julie Bawin : « L’espace public occidental est un champ de bataille »

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