Photographie

Voyage en Italie, l’invention du tourisme photographique

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 20 avril 2009 - 1996 mots

Au XIXe siècle, la naissance de la photographie, sa rapide démocratisation et l’avènement du tourisme moderne qui l’accompagne, bouleversent sans le faire disparaître le « Grand Tour ». Et, par voie de conséquence, la vision de l’Italie…

Dans les Compagnons de voyage, Henry James (1843-1916) met en scène un Américain, converti au « roman enchanté » de l’Italie. Et alors qu’il vient de quitter l’Allemagne pour regagner Milan, il écrit : « Il y avait eu des moments, en Allemagne, où je m’étais imaginé être un homme intelligent. Mais à présent, il me semble pour la première fois que je sentais mon intelligence. L’imagination pantelante et exténuée, abandonnant le jeu. Et, à sa place, l’observation faisait son entrée, vibrant et scintillant d’un désir aux yeux ouverts. »
Si le texte – tardif – prolonge la fascination éclatante nourrie par l’écrivain américain à l’égard de l’Italie, il illustre encore à merveille la qualité particulière de ce magnétisme transalpin. Une attraction qui passe d’abord par l’éveil des sens, en premier lieu desquels celui de la perception. « J’excuse tous ceux que la vue de Naples met hors de sens », écrivait Goethe enfiévré par sa visite ultramontaine en mars 1787. « Enfin cette fois, je vis ! », s’exclamait Henry James lors de son premier voyage. C’est, explique Guy Cogeval, directeur du musée d’Orsay, chatouillé depuis longtemps par le sujet, c’est « un peu à cette Italie âpre et insaisissable qu’est dédiée l’exposition ». À l’Italie et au bouleversement de sa description au xixe siècle.

La progressive autonomie de la photographie
À partir des années 1850, comment la photographie prend-elle en charge la surreprésentation de l’Italie, terre de « sidération mélancolique », de voyageurs et d’expériences esthétiques ? À quoi et à qui fait-elle suite ? Comment la peinture s’accommode-t-elle de cette irruption ? Comment l’absorbe-t-elle ? Comment la photographie cultive-t-elle – et non sans mauvaises intentions – ses dettes envers la peinture ? En quoi prolonge-t-elle ses conventions ? À quel moment le tourisme moderne évacue-t-il les beaux-arts pour lui substituer la photographie ?
L’exposition veut répondre à toutes ces questions en embrassant large : sujets politiques témoignant de l’unification transalpine, scènes paysannes, études de la nature, relevés topographiques, documents archéologiques, compositions paysagères, histoire et écoles des techniques pionnières, sociologie de la photographie, images à touristes, vues de monuments, archétypes folkloriques…
Mais c’est d’abord à la saisie du paysage italien que la photographie s’attelle, tentant même des excursions à cet effet. Au xviiie siècle, des peintres comme Le Lorrain utilisaient déjà une sorte de petit miroir convexe teinté qui leur permettait d’anticiper en petit format la composition de leur peinture en découpant/cadrant le paysage. Bientôt ce sont les touristes anglais qui voyageront avec le « miroir de Claude », singulier instrument de vision préalable à la photographie, consignant l’expérience du paysage en expérience esthétique.
À vrai dire, à la naissance de la photographie en 1839, le paysage italien comme horizon de la peinture a encore de beaux jours devant lui, celui qui fait image, relevé, document, souvenir, autant que projet artistique et inspiration à l’ombre de l’Académie française de Rome, à l’ombre des Corot, Léon Cognet et autre Poussin. Jusqu’à ce que la photographie – amateur et professionnelle – ne vienne marcher sur ses pinceaux, empruntant pour son versant pittoresque, sujets, compositions et même modèles avant de travailler à l’autonomie de son expression.

Une Italie fantasmée, « jardin du monde »
Dans un premier et long temps, force est de constater que la tradition picturale s’invite durablement dans la manière pittoresque du photographique. Les techniques peu assurées, en particulier celle du daguerréotype nécessitant de très longs temps de pose, laissent même parfois la main du pinceau rehausser ou préciser un trait ou une atmosphère dans l’image. Qu’il suffise de regarder les calotypes d’Eugène Piot (1812-1890) se conformant tant par la conception que par la facture aux estampes, ou la vue « matiéreuse » d’un Grand Canal gris froid, éclairé d’une lune pâle que compose le Vénitien Carlo Naya (1816-1882) ou encore l’étrange et solaire clair de lune enveloppant la ville dans une très picturale image du Romain Gioacchino Altobelli (1814-1878). C’est que peintures et récits de voyage résistent encore. Le voyageur vient heurter sa mémoire esthétique à l’expérience qu’il en fait en Italie.
Le fameux roman A room with a view de E.M. Forster s’ouvre à Florence. La Florence du Grand Tour, celle du patrimoine, des vedute vendues par les marchands d’images sur les piazzas, et de la campagne toute de « lumière et beauté ». À l’occasion d’une sortie – pour « voir un paysage » –, une distinguée équipée anglaise est guidée dans la campagne florentine par un cocher du cru. « Pour les conduire à Fiesole, en ce jour mémorable, Phaéton en personne était sur le siège. Jeune dieu d’irresponsabilité et de flamme, il fouettait en casse-cou, pour leur faire gravir la côte pierreuse, les chevaux de son maître. » Et plus loin : « Elle s’adressa aux cochers. Vautrés dans les voitures, ils en parfumaient les coussins au cigare. Le mécréant osseux, noir de soleil, se leva pour la saluer avec la courtoisie d’un hôte et la familiarité d’un parent. » Tout y est – non sans une délicate ironie à l’égard de cet italianisme d’un genre tout britannique – : la recherche de la sensation du paysage, la sensualité brutale, la liberté solaire, repérées avec autant d’envie que de crainte auprès du peuple italien, le fantasme d’un mode de vie encore archaïque – ou tout du moins préindustriel – épargné par les conventions bourgeoises et même la possible projection d’une forme de vie antique.
Bien que paru en 1908, le roman de Forster remet en selle les récits de voyages qui travaillent tout le XIXe siècle et auxquels répondent à l’évidence peinture, estampes puis photographies dès les années 1850. Le Grand Tour auquel l’exposition réfère largement, celui de la seconde moitié du xixe siècle, est celui qui voit la naissance du voyageur moderne. Il aménage et prolonge le rituel initiatique installé par l’aristocratie européenne dès le xvie siècle, et suivi par de tout jeunes gens, artistes, écrivains, philosophes préparés à incarner l’élite – Goethe, Byron, Shelley… Le voyage est européen, mais l’Italie en est bien souvent l’étape de la révélation. « Tu es le jardin du monde, Italie », s’émerveille Lord Byron.

Le Grand Tour au XIXe : l’acte de naissance du tourisme moderne
Le Grand Tour – d’abord France, Pays-Bas, Allemagne, Suisse, Italie avant de s’ouvrir à la Grèce et à l’Asie – conventionné par les aristocrates, laisse place au XIXe siècle à celui de la bourgeoisie. Mais tout en en amplifiant les itinéraires, ce Grand Tour-là en partage les mêmes enjeux : reconnaître une culture commune et reconnaître d’abord ce que les tableaux ont déjà montré.
À ceci près, que le voyage originel servait une fonction sociale, permettant de nouer contact et au retour de faire reconnaître cette expérience acquise, tandis qu’au XIXe siècle le voyageur va chercher les images et souvenirs dont il fera le récit à son retour : le touriste moderne est né. Qu’il suffise d’ajouter qu’en 1862 Thomas Cook invente le wagon-lit, qu’en 1826 Richard édite les premiers guides modernes et que le chemin de fer multiplie les itinéraires. On visite Venise, Turin, Milan, Gênes, Rome et Florence, mais aussi Palerme, Naples, Pompéi, l’Etna, le Vésuve et les récents sites archéologiques.
Cette culture commune, qui distingue mais qui se partage, a besoin d’images : la photographie en sera le plus sûr dépositaire. Chacun dans son registre, des artistes comme les frères Alinari à Florence, Giacomo Caneva (1813-1865) à Rome, Carlo Naya (1816-1882) à Venise, sans compter les nombreux photographes étrangers installés en Italie, ouvrent des studios et établissent de véritables catalogues de sujets, modèles et motifs : portraits de commande, modèles archétypaux, ruines antiques, sites touristiques ou scènes pittoresques de la vie quotidienne sont bien souvent mises en scène, avec la promesse d’authenticité qu’assure encore le jeune médium.
Reste que les touristes ne sont pas les seuls à réclamer des bas tarifs, l’instantanéité et l’objectivité relatives de la photographie. Le médium fournit des modèles aux peintres, parfois même à l’Académie des beaux-arts, et surtout, l’heure est à l’archéologie scientifique, au relevé topographique, à la documentation du patrimoine. C’est ce à quoi s’emploie la fameuse Scuola romana di fotografia, mêlant dès la fin des années 1840 peintres et photographes européens, emportés dans de fiévreuses discussions au Caffè Greco près de la place d’Espagne à Rome.
Le reste du temps, ces pionniers encouragent et multiplient les nouvelles techniques. Parmi eux, Frédéric Flachéron et James Anderson, mais surtout Giacomo Caneva, dont les vues inédites de Rome renouvellent profondément les points de vue picturaux. Entrant enfin en concurrence directe avec elle.

Ernest Hébert : l’âpre mélancolie italienne

En résonance exemplaire à l’exposition principale, dans les galeries de photographies et d’art graphique, le musée d’Orsay ouvre un chapitre délicat consacré à l’Italie d’Ernest Hébert (1817-1908), peintre académique du Second Empire et portraitiste mondain auquel la région du Lazio fournit quelques-uns de ses motifs célèbres. Pensionnaire et deux fois directeur de la Villa Médicis, Hébert trouve au cours des trente années qu’il passe en Italie de quoi nourrir son réalisme romantisant, à commencer par la campagne romaine qu’il peint comme expérience autant que comme décor pittoresque de scènes paysannes. Si son pinceau transcrit souvent les modèles ruraux sur un mode antique, si les jeunes filles brunes, portant amphores, jupes longues et cheveux lâchés, s’ajustent à une vision atemporelle d’un quotidien rural teinté d’archaïsme, si sa Rosa Nora à la fontaine provoquant le spectateur d’un œil sombre et brûlant renvoie à la sensualité romanesque archétypale du peuple italien, nombre des dessins et aquarelles s’éloignent des conventions du genre.
Fluides, et incarnés, croqués sur le vif durant ses multiples séjours dans les environs de Rome, ils illustrent bien souvent le rude quotidien des villageois du Lazio, chez lesquels Hébert croit déceler les « regards profonds et froids qu’on ne trouve que dans les pays du soleil. La misère, écrit-il, y a des accents de fierté de calme antique, inconnu chez nous. » Reste que de telles scènes rurales complétées par des séances de pose en atelier en costume traditionnel seront le plus souvent cantonnées à la fonction d’études, avant de prendre place dans des compositions d’un réalisme plus exalté.

Glossaire

Veduta : Formalisée par la peinture flamande dès le xvie siècle, la veduta est une composition picturale détaillant un paysage urbain ou panorama et identifiant le plus souvent des monuments célèbres. Les vedute, ou vues tendant vers la précision topographique, elles, s’en remettent progressivement à la photographie avant d’en devenir une spécialité.

Baedecker : Petit guide en toile rouge et lettrage doré. Format poche, cartes et adresses précises, adresses de sites, facilités de transports, telles sont les nouveautés qui assureront un succès phénoménal à ces guides du parfait voyageur imaginés par l’Allemand Karl Baedeker (1801-1859), qui supplanteront dans les années 1870 leurs prédécesseurs britanniques, les guides Murray.

Risogimento : Littéralement « Résurrection », désigne la période de 1848 à 1867 qui voit la péninsule unifiée en Royaume d’Italie.

Lazzarone : Pour le voyageur, l’un des plus exotiques et persistants des archétypes italiens. C’est l’homme de la rue, débrouillard et se laissant porter par la douceur de vivre.

Repères

XVIIIe siècle
Apogée du Grand Tour.

1827
Première photographie de l’histoire prise par Nicéphore Niépce.

1839
Naissance officielle de la photographie.

1840
Talbot met au point le calotype.

1850
Création de l’École romaine de photographie.

1851
Technique du collodion humique sur négatif verre.

1853
John Ruskin publie des photographies dans son ouvrage Pierres de Venise.

1863
Voyage du peintre Edmond Lebel en Italie. Son œuvre photographique servira de modèle à sa peinture.

1865
L’archéologue John Henry Parker commence une série de photographies des vestiges de Rome.

1872
Giorgio Sommer photographie l’éruption du Vésuve.

1888
George Eastman lance le premier appareil Kodak : « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste. »

1890
Naissance du pictorialisme.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Voir l’Italie et mourir : photographie et peinture dans l’Italie du xixe siècle » jusqu’au 19 juillet. Musée d’Orsay, Paris. Du mardi au dimanche de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45. Tarifs : 9,50 et 7 e. www.musee-orsay.fr

La photographie au musée d’Orsay. Le musée a édité récemment un catalogue présentant sa collection de photographies anciennes, l’une des plus importantes au monde. Les textes signés par des conservateurs et des historiens de la photographie, dont Michel Frizot, sont illustrés par plus de 300 reproductions des plus belles pièces du fonds. Ce livre, imposant par sa taille et son érudition, retrace une histoire de ce médium de 1840 à 1932, à travers un découpage thématique : paysages, portraits… Coédition musée d’Orsay et Skira Flammarion, 300 p, 49 e.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Voyage en Italie, l’invention du tourisme photographique

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