Ma bien bonne amie, Vous me demandez avec tant d’insistances de vous écrire mes souvenirs que je me décide à vous satisfaire. Que de sensations je vais éprouver en me rappelant et les événements divers dont j’ai été témoin et des amis qui n’existent plus que dans ma pensée ! Toutefois, la chose me sera facile, car mon cœur a de la mémoire.
Peu de temps après mon mariage, alors que je ne pouvais suffire aux portraits qui m’étaient demandés de toutes parts, et quoique M. Le Brun, mon époux, prît l’habitude de s’emparer des paiements, il imagina, pour augmenter notre revenu, de me faire avoir des élèves. Et me voilà bientôt entourée de demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez, des ovales, qu’il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de mon travail et m’ennuyait profondément. L’obligation de laisser mes chers pinceaux pendant quelques heures avait encore ajouté, je crois, à mon amour pour le travail ; je ne quittais plus ma peinture qu’à la nuit tout à fait close, et le nombre de portraits que j’ai faits à cette époque est vraiment prodigieux.
Il n’est, vous le savez, point aisé d’être peintre en étant femme. J’ai sans cesse tenté de faire oublier mon sexe au profit de mon art, au point, parfois, de m’oublier moi-même complètement. Je peignais encore lorsque je ressentis les douleurs annonçant la naissance de ma fille et je n’avais tout simplement rien préparé pour ce qui était en train de m’arriver. Comme me le dit alors mon amie Mme de Verdun, « vous êtes un vrai garçon » ! Le plus singulier compliment que l’on m’a fait, je le dois sans doute au peintre David, qui n’était pourtant pas enclin à admirer les femmes ni même à apprécier ma compagnie depuis que la Révolution nous avait durablement éloignés. Il m’avait pourtant bien conseillée, quand j’avais peint la reine Marie-Antoinette entourée de ses enfants. Après que j’eus quitté la France, en 1789, lorsque les sans-culottes ont tenté de mettre le feu à mon hôtel particulier, j’envoyai à Paris un portrait de Paesiello que je venais de faire à Naples. On le plaça au Salon en pendant d’un portrait peint par David, mais dont sans doute il était peu satisfait. S’étant approché de mon tableau, il le regarda longtemps, puis déclara : « On croirait ma toile peinte par une femme et le portrait de Paesiello peint par un homme. »
Il faut avouer que je ne suis point encline à me soumettre au goût du jour ni aux variations de la mode qui sont la mort de l’art, à mon point de vue. Avant mon exil forcé, quand tout le monde se pressait pour poser chez moi, au point qu’on avait de la peine à se faire placer sur ma liste, comme j’avais horreur du costume que les femmes portaient alors, je faisais tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j’étais ravie, quand j’obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir les draper à ma fantaisie. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre. J’obtins de la belle duchesse de Gramont-Caderousse qu’elle n’en mettrait pas pour se faire peindre, ses cheveux étaient d’un noir d’ébène ; je les séparais sur le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui finissait à l’heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa coiffure et allait ainsi au spectacle ; une aussi jolie femme devait donner le ton : cette mode prit doucement, puis devint enfin générale. Ce fut ma récompense, la nature soudain engendrée par la peinture.
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Le jour où... Vigée Le Brun a commencé ses Souvenirs
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Abonnez-vous dès 1 €Élisabeth Vigée
Le Brun, Souvenirs 1755-1842, Tallandier, 624 p., 27 €
« Élisabeth Louise Vigée Le Brun »
Jusqu’au 11 janvier 2016. Galeries nationales du Grand Palais. Commissaires : Joseph Baillio et Xavier Salmon.
www.grandpalais.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°685 du 1 décembre 2015, avec le titre suivant : Le jour où... Vigée Le Brun a commencé ses Souvenirs