Biennale

La nuit électrique

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 22 novembre 2022 - 542 mots

Région Paca -  La nuit fertilise les imaginaires. Elle convoque les rêves, anime les monstres, allume les étoiles et offre à toute une faune un refuge.

À Marseille, Aix-en-Provence et Avignon, la 3e Biennale des imaginaires numériques plonge donc jusqu’au 22 janvier prochain dans son épaisseur. Quand la Fondation Vasarely vante la possibilité de « vivre sans témoin » à la faveur de son obscurité, la Friche la Belle de Mai et le 3 bis f décrivent au contraire une nuit sans sommeil, où se croisent noctambules en quête d’extases (Please Love Party de Pierre Pauze), machines qui processent sans relâche (DreamBank de Claire Malrieux, Perpétuité II de Felix Luque Sánchez, Damien Gernay et Vincent Evrard, etc.) et géants de la tech nous maintenant en éveil pour tirer profit de notre attention (Captive de Romain Tardy, Veille infinie de Donatien Aubert). Cette nuit blanche, nous prévient le cartel introductif de l’exposition « États de veille », est un legs du XIXe siècle. Elle est fille de l’éclairage public, et peut-être aussi d’une vision du monde célébrant cette « vie intense » dont Tristan Garcia nous assure qu’elle est d’abord à entendre au sens électrique du terme. Aborder la nuit implique donc d’examiner ce qui la rend aujourd’hui si claire et lumineuse, si propice à l’éveil et à l’activité. Bref, d’en exhumer le substrat matériel : l’énergie. Via un collage photographique et une vidéo de Marjolijn Dijkman, l’orée d’« États de veille » baigne ainsi dans la lueur bleutée des courants électriques. Et juste à l’entrée du plateau plongé dans la pénombre, c’est un film en réalité virtuelle, Energeia, qui ouvre l’exposition. Il a été réalisé par Ugo Arsac et c’est une création de la Biennale. Il prend la forme d’une déambulation, presque d’une errance, et l’espace sur lequel il ouvre est à première vue infini. Tout en nuages de points, il semble abstrait jusqu’à ce qu’on y décèle un paysage industriel, parfois traversé de formes humaines fantomatiques. Féru d’urbex et rompu aux expéditions dans les souterrains de Paris, Ugo Arsac l’a conçu en numérisant au scan laser trois sites nucléaires français. Parfois, à mesure qu’on dérive aléatoirement dans cet espace démesuré, un anneau de chargement apparaît. Il lance une série de courts entretiens sonores : des femmes et des hommes nous parlent de production d’énergie et de consommation effrénée, d’extractivisme et de décarbonation, de risques et de déchets, de voitures électriques, d’eau et d’hydrogène. Dans la lignée des travaux d’Ismaël Joffroy Chandoutis, Energeia se dévoile alors comme un documentaire. Son sujet, abordé sans parti pris : la transition énergétique. On comprend mieux dès lors qu’Ugo Arsac ait choisi l’errance comme cadre spatial. Menés auprès de huit spécialistes (Jean-Marc Jancovici, Emma Haziza, Aurore Stéphant, etc.), les entretiens qui ponctuent le film dressent un état des lieux incertain, tout en interrogations et parfois en contradictions, de ce pensum contemporain. Parce qu’il donne la mesure des défis en la matière, on pourrait dire qu’Energeiaéclaire la nuit d’un tout autre jour. À égale distance des fêtes chatoyantes et des cauchemars cybernétiques, il la décrit sous l’angle de l’épuisement possible, du risque de black-out. Vu l’actualité, cette approche ne pouvait s’avérer plus juste. D’ailleurs, n’a-t-on pas réduit récemment l’éclairage public dans nombre de communes françaises au nom de la sobriété et de la transition énergétiques ?

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : La nuit électrique

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