La Martinique, un morceau de France sous les tropiques ? En 1979, Aimé Césaire s’insurgeait : « La Martinique n’est pas un site, c’est un pays ; ce n’est pas un lieu, c’est une communauté d’hommes ; ce n’est pas un ramassis d’hommes, ce n’est pas une population, c’est un PEUPLE. » Aujourd’hui encore la perception de la Martinique pourrait se limiter à une séduction exotique. Ce serait ne pas prendre en compte, entre autres, les énergies et les exigences de jeunes et moins jeunes créateurs. Écouter des artistes martiniquais parler de leur culture et de leur île, c’est entendre des mots sur l’autre, sur la rencontre, la différence, l’imaginaire, la nature comme présence dense, le passé qui éclaire le présent et promet l’avenir sans nécessairement l’assombrir. Avec admiration et respect, ils aiment évoquer les grands auteurs martiniquais, Aimé Césaire, Édouard Glissant, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, parfois des amis, qui ont su mettre des mots sur leur histoire, sur leur altérité. Mais il n’est pas facile de rester en Martinique quand on est un jeune artiste plasticien : peu de lieux d’exposition dans l’île (en dehors de la Fondation Clément), peu de collectionneurs et des coûts de transport élevés si l’on veut présenter son travail en métropole. Sans parler de cette étonnante survivance de l’Ancien Régime : les œuvres ne circulent pas librement entre la Martinique et la France métropolitaine et l’artiste doit les déclarer à la douane en donnant une date de retour. Si la date est dépassée, il doit payer une taxe d’environ 10 % du prix de l’œuvre ! Naturellement, beaucoup d’artistes regardent donc vers la Caraïbe et le continent américain.
La Martinique, c’est aussi le rhum agricole et la Fondation Clément créée par l’entrepreneur Bernard Hayot sur un site historique de production de rhum. Partenaire privilégié de la création contemporaine, avec plus de 100 000 visiteurs par an, elle accueille du 6 juillet au 29 août 2017 une exposition collective, « In-visibilité ostentatoire », en résonance avec les assourdissants silences de l’histoire. Elle présente les travaux d’une dizaine d’artistes qui explorent les non-dits sur des faits d’hier et d’aujourd’hui ou des événements que la mémoire collective a oubliés ou choisi d’oublier. Les dix artistes présents dans l’exposition ont tous réalisé des œuvres en relation avec la problématique de la visibilité, en lien avec leur parcours. Les clés de compréhension de leurs œuvres sont à percevoir dans l’échange permanent entre leur histoire personnelle, empreinte de voyages et d’expériences nomades, et un regard politique sur le monde contemporain. Les installations d’Édouard Duval-Carrié (chandeliers et peinture sur aluminium recouvert de Plexiglas), les vidéo-installations de Maksaens Denis et les totems de Ronald Mevs entreprennent de brouiller les frontières entre les deux mondes, mélangeant images du monde invisible et images du monde visible. Comment ne pas ressentir fortement une telle présence de la puissance des silences, des oublis imposés, sur un territoire où une partie importante des habitants fut longtemps assignée au silence, au déni de l’histoire de l’esclavage ?
Victor Anicet
« Regardez ces petits morceaux de terre, savez-vous ce que c’est ? » Avec bonheur, Victor Anicet (né en 1938) montre des fragments de terres cuites extraits d’une boîte posée au milieu des poteries, des céramiques et des sculptures qui envahissent son atelier du rez-de-chaussée. L’homme aime raconter l’origine de sa passion pour la céramique. Enfant, il réalise, en découvrant des fragments de poteries amérindiennes, que son île natale avait été habitée par des hommes oubliés. Il devient céramiste, avec acharnement et passion, sculpteur et peintre, toujours attentif aux origines et aux dynamiques du monde caraïbe, dans une quête jamais assouvie de résonances avec la nature, avec la terre, avec la lumière et le feu. À l’étage de sa maison, dominant la forêt, son atelier de peinture vibre de signes, de présences, de couleurs fortes. L’avenir ? « Je continue à travailler sur les plaques de lave de Volvic sur le thème “Les projetés de l’histoire martiniquaise” cher à Édouard Glissant, et mes trois prochaines expositions auront pour thèmes particuliers : “L’archipel d’Anicet”, les “Têtes zoto” [sculptures de têtes de petites tailles, ndlr] et “Vents dans voile”. »
Laurent Valère
Rendez-vous pris sur une falaise située face au Rocher du Diamant, dans le sud de la Martinique, où Laurent Valère (né en 1959) se tient auprès de quinze bustes humains de 2,50 m de hauteur, en béton armé recouvert d’enduit clair. Il a réalisé ce monument,
Cap 110 Mémoire et Fraternité, inauguré en 1998, sur le site du dernier naufrage d’un navire négrier de l’histoire de la Martinique, dans la nuit du 8 au 9 avril 1830. Quarante-six cadavres ont été retrouvés et enterrés à « quelque distance du rivage ». Les quinze bustes forment un triangle orienté au cap 110, face au golfe de Guinée d’où pouvaient venir les captifs. Laurent Valère évoque avec passion le projet auquel il travaille actuellement,
Cap 290, une réplique africaine de
Cap 110 sur le rivage du Bénin. Ses autres sculptures monumentales réparties sur l’île de la Martinique sont très diverses, telles
La Porte, à Fort-de-France,
Totems Lélé Flags à l’entrée de la ville de Saint-Pierre, la fontaine d’Arlets,
Manman Dlo et
Yémaya, de grandes sirènes immergées dans la baie de Saint-Pierre, et
Manman Dlo Conférence, trois éléments féminins de 4 m de hauteur qui surgissent au-dessus des eaux, non loin des sirènes.
Shirley Rufin
Les photographies de Shirley Rufin, née en 1985, apparaissent comme des surfaces très noires, en fusion. Parfois un peu de blanc, toujours de la couleur, en densités très variables, elles surgissent en de surprenantes présences. Elle dit qu’elle photographie toujours des corps, souvent nus. Face à ses photos, on ne discerne jamais le corps dans son entier. « Je veux proposer une image sensible et non pas une image représentative du corps. » Pour cela, Shirley Rufin utilise des artifices techniques et chimiques complexes : bichromie, superposition des négatifs, altération chimique des tirages photographiques dans des bains de produits (chlorure, sulfate de potassium) durant des heures, des jours, parfois des mois, puis une capture numérique suivie d’un agrandissement tiré sur un film transparent puis collé sur Plexiglas révèle ce qu’elle nomme ses « Chimères vaniteuses ». Elle participera du 14 octobre au 31 décembre 2017 à la 14e édition des Photaumnales, « Couleurs pays » à la Galerie Le Quadrilatère, à Beauvais.
Hervé Beuze
De hautes silhouettes humaines réalisées avec de minces tubes métalliques rouges – « le rouge, le sang, la vie », précise l’artiste – se dressent tout autour de la maison-atelier d’Hervé Beuze, né en 1970. Imposants, inégalement recouverts de bandelettes ou de morceaux de tôle cousus, comme des lambeaux de peau de différentes couleurs, les grands corps semblent en marche. Seuls les volumes arrondis des têtes sont totalement recouverts. L’artiste se vit comme un assembleur, comme un homme qui réunit des éléments disparates pour faire émerger des formes humaines « en mouvement ». Fin 2016, la Fondation Clément a accueilli « Armature », une grande exposition de ses géants d’acier. Il travaille actuellement à la réalisation d’un « couple » qui va rejoindre le parc de sculptures de la fondation et participe, avec une jeune association, à la mise en place d’une exposition intitulée « Bokantaj » dans une galerie londonienne, dans le cadre d’AfroKarib. À venir, enfin, sa participation à la prochaine biennale d’Aruba (territoire d’outre-mer des Pays-Bas).
Habdaphaï
« Je viens du milieu de la danse, je travaille dans l’espace, comme une nécessité. L’idée de casser la forme, j’aime beaucoup. » Toujours en mouvement, Habdaphaï (né en 1960), peintre, sculpteur et créateur d’événements, fouille au fond de son atelier encombré de sculptures et de peintures, saisit un énorme rouleau de papier et le pose devant la maison. Il déroule alors de très longues feuilles recouvertes de signes, d’empreintes, d’entrelacs dessinés et peints, aux tons clairs abruptement confrontés à des saillances vivement colorées. Signe, cercle, soleil, empreinte, corps, intérieur, extérieur, dessin, couleur, volume, écriture, Habdaphaï rend compte de son amour de la vie avec densité, générosité et une énorme liberté. Il a participé fin juin à Pool Art Fair, qui se tient cette année en Guadeloupe. En juillet, il est en résidence à Authiou, près de Nevers, où il présentera une série de travaux autour du thème du territoire lors d’une performance. Il participe également au Festival off d’Avignon du 7 au 30 juillet, à la Chapelle du Verbe incarné.
Ernest Breleur
Le parcours d’Ernest Breleur (né en 1945), peintre, dessinateur et sculpteur, toujours en quête de renouvellement, est si vaste et si riche qu’il serait vain de vouloir l’aborder dans toute son ampleur en quelques lignes. L’artiste rompt définitivement avec la peinture en 1992 et entreprend des recherches en deux puis en trois dimensions sur des radiographies. Un vaste espace de sa maison est aujourd’hui plein de travaux suspendus réalisés avec des matériaux translucides les plus divers. Cet ami de Patrick Chamoiseau, d’Édouard Glissant et de Milan Kundera est toujours en quête de nouvelles problématiques de forme et de sens : « On vit vraiment dans la rencontre du monde, dans la rencontre entre les imaginaires. Toute culture qui se replie sur elle-même amorce sa décrépitude. » Ses derniers dessins de très grand format laissent apparaître d’innombrables corps féminins comme en lévitation – en détresse ? – sur des surfaces très finement tramées. Sa prochaine actualité, en septembre 2017 : Relational Undercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago Museum of Latin American Art (MOLAA), Long Beach, États-Unis.