Émotion - « Toute la population se rua en masse […]. La flamme gagnait déjà le comble de la nef. Des secours furent à l’instant même dirigés sur le foyer de l’incendie, auquel il fallait arriver après avoir franchi une élévation assez grande […]. Toute la couverture de la nef est en plomb ; l’intensité du feu ne tarda pas à la mettre en fusion […]. Malheureusement, les secours ne pouvaient atteindre le feu ; on chercha alors à sauver tout ce que l’église possédait de précieux : les saintes reliques, les ornements, les tableaux, la Vierge, tout fut enlevé, et déposé dans des maisons éloignées. » Cet article ne décrit pas l’incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, mais celui de Notre-Dame de Chartres il y a près de deux siècles, le 4 juin 1836. La Gazette nationale y dépeint une nuit d’apocalypse où l’« on croyait être au milieu d’une pluie de feu ». Cette nuit-là, donc, « la forêt » (la charpente en bois) de Chartres brûle à cause, dit-on, d’une négligence lors de travaux de soudure. Le parallèle entre les incendies de Notre-Dame de Chartres et de Paris est éloquent, jusque dans l’émotion qu’ils ont suscitée. « La France ne délaissera pas ce beau monument, ainsi dégradé et noirci par les flammes ; tout ce que notre patrie compte d’amis des arts autant que de la religion voudra concourir à sa restauration », écrivait La Gazette en 1836, phrase que l’on pourrait reprendre aujourd’hui mot pour mot. Car l’incroyable émotion provoquée par le drame de Notre-Dame de Paris est loin d’être inédite. En 2013, une passionnante étude sociologique a même montré que l’émotion était constitutive de la définition du patrimoine, que cette émotion soit positive (la communion populaire autour des incendies des cathédrales de Chartres en 1836, de Reims en 1914, du Parlement de Rennes en 1994 ou du château de Lunéville en 2003) ou négative, avec les polémiques qui s’ensuivent toujours [Émotions patrimoniales, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 26 €]. C’est que, nous dit l’anthropologue Daniel Fabre, « dès qu’il est installé au centre de la scène publique, le patrimoine s’affirme comme un lieu polémique au même titre et avec la même force que la morale et la politique ». Et pour cause, « la décision même de rétablir dans son intégrité le monument disparu contient en puissance de multiples controverses », sur les limites de l’intervention par exemple (faut-il restaurer ou moderniser l’édifice ?), ou sur son objectif (faut-il adapter le monument à ses besoins actuels ?). En cela, le flot de polémiques déclenché par l’incendie de Notre-Dame de Paris n’a rien d’inédit. Tout juste est-il démultiplié par la dimension internationale du monument et par la possibilité désormais offerte par les réseaux sociaux de communier « en direct » dans une émotion universelle. Cela pose-t-il problème ? Pas si l’on considère que ces émotions vont, au contraire, patrimonialiser davantage Notre-Dame – qui ne sera littéralement plus la même avant et après l’incendie. Ni si l’on pense, avec Victor Hugo dans son Journal de ce que j’apprends chaque jour, qu’« être ému, c’est apprendre ».
Mention - Cette année, le Lion d’or du meilleur artiste de la Biennale de Venise revient à l’Américain Arthur Jafa. Dans l’exposition internationale, celui-ci présente deux œuvres : Big Wheel I et II (une série de sculptures sans grand intérêt plastique, faites d’énormes pneus emprisonnés pas des chaînes) et The White Album, une vidéo au titre évoquant les Beatles et mélangeant les images du clip de The Pure and the Damned d’Oneohtrix Point Never (mettant en scène un Iggy Pop numérique à la peau noire) avec les vidéos documentaires – et glaciales – de suprématistes blancs. Par ce choix, le jury du Lion d’or place la question de la cause noire au centre de ses préoccupations. Il témoigne aussi d’une tendance qui voit de plus en plus d’artistes s’affranchir des frontières entre la vidéo, le cinéma, le documentaire, le clip, le jeu vidéo, etc. C’est le cas, donc, d’Arthur Jafa (né en 1960), qui, en plus d’avoir travaillé auprès des réalisateurs Spike Lee, John Akomfrah, Julie Dash et du chanteur Kanye West, a cofondé le studio indépendant TNEG, dont l’ambition est de créer « un cinéma noir » au XXIe siècle. En France, une jeune génération d’artistes-réalisateurs emprunte cette voie avec talent, à l’instar de Clément Cogitore (né en 1983), véritable habitué des musées comme des festivals de films. Jonathan Vinel (né en 1988), dont on peut voir aujourd’hui une vidéo à la Fondation Cartier, a lui aussi été repéré par le milieu du cinéma, qui lui a notamment décerné un Ours d’or à la Berlinale de 2014 pour Tant qu’il nous reste des fusils à pompe. Ondes noires, le court-métrage d’Ismaël Joffroy Chandoutis (né en 1988), a également été récompensé par la famille du 7e art… À propos de la Biennale de Venise, Le Figaro notait récemment : « Décidément, la Biennale de Venise, jadis un petit bastion d’amateurs éclairés, d’artistes encore bohèmes, voire de curieux plus ou moins désargentés, ressemble de plus en plus au Festival de Cannes. » Et l’art, à un spectacle.
Rédacteur en chef fsimode@artclair.com
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Émotion Mention
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : Émotion Mention