Le nombre de retables sculptés présents dans les églises et l’état de conservation de ceux-ci sont impressionnants. Ils témoignent du degré de perfection atteint par les artistes de la région.
Les touristes qui ont l’opportunité d’entrer dans l’une des églises de l’est et du centre de la Slovaquie ne peuvent qu’être époustouflés par les magnifiques retables médiévaux qui s’y trouvent, le plus souvent remarquablement conservés. Et ce n’est pas un mince exploit pour ces constructions fragiles que d’avoir pu échapper à la Réforme, au pillage, au démembrement, au régime communiste et aux insectes xylophages. Cela tient en partie à la modération de la Réforme et de la Contre-Réforme dans la région ainsi qu’à une forte et constante pratique religieuse qui a longtemps protégé, et protège encore, les églises des vols. Au point qu’il est parfois difficile d’en visiter une. Et la seule qui soit facile d’accès, celle de Bratislava, ne conserve plus que deux fragments sur les vingt-sept retables qu’elle abritait.
Les retro tabula, ces panneaux à l’arrière des autels
Les retables n’ont pas de réelle fonction liturgique. Apparus autour de l’an mille, ils servent de décor, d’écran à l’autel, ce lieu central du culte. Ainsi que le rappelait le conservateur Pierre-Yves Le Pogam [lire L’œil n° 614], le mot vient du latin retro tabula, panneau à l’arrière de l’autel. À l’instar des tympans, ce sont des livres mis en images pour des fidèles illettrés, délivrant des messages dépendant des dogmes du moment de l’Église et des spécificités de l’histoire locale. On assiste à partir de 1400 au développement des grands retables, en plusieurs panneaux. Partout en Europe, une forme d’émulation s’empare des villes, des corporations et des artistes. C’est à qui produira le plus grand retable, le plus ouvragé, le plus majestueux. Les premiers retables sculptés en Slovaquie datent de 1427 et 1450, mais ils ont été démontés et remontés dans des panneaux du XIXe siècle.
La spécificité des retables sculptés de la Slovaquie
Les retables sculptés ne sont pas une spécificité de la Slovaquie. Alors que la France et l’Italie médiévales ont plutôt produit des retables peints, l’Europe du Nord et le bassin danubien ont privilégié les retables sculptés dans le bois. Les bas-reliefs concernent naturellement le caisson central, les volets, eux, en raison de leur fonction, restent le plus souvent peints. Ce qui n’empêche pas qu’ils soient recouverts dans leur partie supérieure par un baldaquin de bois.
En revanche, les retables en Slovaquie se distinguent de la production allemande et flamande par la hauteur des personnages qui peuvent parfois être de taille humaine. Ce sont ainsi de véritables rondes-bosses, comme La Sainte Catherine d’Alexandrie (1,99 mètres) aujourd’hui séparée du retable, qui s’inscrivent dans de gigantesques « écrans de bois ». Ce sont aussi des groupes sculptés, tel le Relief de Hlohovec (2,06 mètres) mettant en scène plusieurs personnages dans une composition qui n’a rien à envier à la peinture.
Reste qu’une fois encore le foyer de création slovaque est un sous-ensemble d’un foyer beaucoup plus vaste comme en témoigne le retable de Notre-Dame de Cracovie, réalisé à la même époque par le sculpteur Veit Stoss, d’origine polonaise ou allemande (1448-1533). Ce chef-d’œuvre de sculpture, y compris sur les volets, d’une hauteur de 13 mètres, comporte des figures pouvant aller jusqu’à 3 mètres.
« Un sens poussé du drame et de la dignité humaine »
À cette monumentalité qui distingue la région, s’ajoute, selon Xavier Dectot, conservateur au musée de Cluny, « un sens poussé du drame et de la dignité humaine ». Le Dieu assis sur son trône et tenant dans ses bras le corps du Christ [voir p. 54] en est un parfait exemple. Dans l’une de ses rares représentations en Occident, Dieu apparaît très humain, totalement désemparé par la mort du Christ. C’est un saint Joseph tout aussi humain qui enlève son bonnet avec humilité dans le Relief de la Nativité [voir p. 46].
La simplicité, le naturalisme de certaines figures contrastent avec la majesté de l’ensemble. Très souvent recouverte de feuilles d’or à forte valeur symbolique, la structure en bois irradie comme un soleil dans les sombres églises de l’époque. Le fidèle qui prie devant un autel secondaire ou qui communie devant l’autel principal ne peut-être que transporté par l’ampleur et la richesse décorative du retable qui les surmonte. L’usage abondant du vocabulaire architectural qui charpente et habille les panneaux symbolise une construction à part entière dont la démesure n’a d’égale que celle de l’église qui l’abrite. Plusieurs corps de métier concourent à leur réalisation, des sculpteurs, des peintres, des menuisiers, des forgerons, des doreurs. On manque d’information sur les conditions de fabrication de l’époque, mais on peut supposer le recours à différents modes : un atelier unique, plusieurs ateliers dans la même région ou même plusieurs ateliers issus de régions différentes.
Il est dès lors difficile d’identifier les artistes qui ont contribué à produire ces chefs-d’œuvre. Un seul est aujourd’hui connu : Maître Paul de Levoca. On sait qu’il est né entre 1470 et 1480, mais on ne sait pas où, et qu’il est décédé avant 1542. Sa présence à Levoca est attestée dès 1506, c’est là qu’il a eu son principal atelier. Son succès est tel qu’il fait partie du conseil municipal en 1527, c’est donc un bourgeois de la ville. Plusieurs caractéristiques fortes permettent de lui attribuer des œuvres avec plus ou moins de certitude. À commencer par une exceptionnelle qualité d’exécution à laquelle il ajoute une forte volonté naturaliste. Dušan Buran rapporte que des médecins légistes affirment que le réalisme du corps du Christ de Kežmarok suppose une longue observation de cadavres très récents. Maître Paul parvient en outre à ce que visages (très souvent fins et allongés) et corps expriment avec beaucoup de justesse les sentiments du personnage.
La qualité des retables éclipse les autres productions de l’époque. Il est vrai que la « mode » des retables a été fatale à la peinture murale et que, par ailleurs, peu d’art profane, que ce soit en peinture ou en art décoratif, est parvenu jusqu’à nous.
Il fallait au moins le frigidarium, récemment restauré, des thermes de Cluny pour accueillir cette belle exposition, sous-titrée, un comble dans un tel lieu, « D’or et de feu ». Les scénographes ont réussi à rendre intime cette grande salle, à l’aide de grands panneaux blancs qui mettent bien en valeur les œuvres. Le grand crucifix de Kežmarok qui surplombe les lieux, et notamment la section consacrée à Maître Paul, confère une grave solennité à l’ensemble. Comme ce n’est pas une exposition-fleuve, on peut mieux prendre le temps de s’attarder sur chaque pièce et lire les panneaux fort bien écrits. Il est dommage cependant qu’aucun retable entier ne soit présenté, même si l’on comprend bien que ce sont des pièces difficiles à transporter. Les fragments exposés ne rendent que partiellement compte de la majesté et de la prouesse technique de ces architectures d’or et de feu. Pour en avoir une petite idée, il faut gagner les collections permanentes à l’étage supérieur, où l’on peut admirer deux retables de la même époque, l’un de Valence, l’autre d’Anvers. Mais si les groupes sculptés y sont plus historiés, ils sont aussi plus petits.
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Retables sculptés, le divin creuset slovaque
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « D’or et de feu. L’art en Slovaquie à la fin du Moyen Âge », jusqu’au 10 janvier 2011. Musée de Cluny, Paris Ve. Tous les jours sauf le mardi, de 9 h 15 à 17 h 45, fermé les 25 décembre et 1er janvier. Tarifs : 6,50 et 8,50 euros. www.musee-moyenage.fr
Košice, capitale européenne de la culture en 2013. La ville de Košice, dans l’est de la Slovaquie, sera capitale européenne de la culture en 2013, en même temps que Marseille. La deuxième ville du pays avec 235 000 habitants (sur 5,4 millions, dont 500 000 Tsiganes-Roms), est une charmante cité qui mérite qu’on s’y arrête. La rue centrale, typique de l’urbanisme local, a d’autant plus de charme qu’elle est piétonne. En son centre trône la cathédrale gothique Sainte-Élisabeth, bien conservée malgré des restaurations hasardeuses sur la façade du portail principal.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°629 du 1 novembre 2010, avec le titre suivant : Retables sculptés, le divin creuset slovaque