De Frida Kahlo à Diego Rivera, de Jose Clemente Orozco à David Alfaro Siqueiros, les artistes mexicains ont souvent utilisé leurs peintures hautes en couleurs à des fins de propagande révolutionnaire. Puisées dans les trésors de la collection Jacques et Natasha Gelman, réunie de 1943 à 1998, leurs toiles manifestes sont exposées jusqu’au 8 mai à la Mona Bismarck Foundation à Paris.
À « la victoire de la passion, du goût et de l’intelligence », c’est par ces mots que Guy de Maupassant célébrait en son temps la collection constituée par Jules et Edmond de Goncourt. Ces mêmes qualités, on pourrait les attribuer à la collection de Jacques et Natasha Gelman, dans laquelle on trouve l’essentiel des grandes tendances de l’art moderne. Si elle compte de grands noms comme ceux de Matisse, Braque, Picasso, Miró et Giacometti, pour n’en citer que quelques-uns, sa singularité réside surtout dans l’extraordinaire ensemble de peintures mexicaines que les Gelman ont réuni au cours des quatre décennies où ils n’ont cessé d’acheter. Le choix qu’ils font de réunir non seulement des œuvres d’art moderne européen mais aussi des peintures mexicaines, témoigne de leur ouverture d’esprit et de leur volonté de promouvoir une culture qui leur est chère.
Dans les années 40, l’art mexicain est surtout identifié aux murs peints, grâce aux travaux de commandes monumentales que ses représentants les plus prestigieux - Siquieros, Rivera, Orozco - ont réalisés aux États-Unis. Cet aval nord-américain reste donc confiné à un nombre très restreint d’artistes et à un certain type de production. Tout le mérite des Gelman est d’avoir cherché à rendre compte, par les achats qu’ils ont faits, de l’intérêt esthétique de l’art mexicain dans toute sa diversité et d’avoir ainsi mis en avant des artistes à l’époque moins connus, comme Rufino Tamayo, Angel Zarraga, Carlos Mérida, Carlos Orozco Romero, Gunther Gerzso et Maria Izquierdo. Encore plus accessible que l’art moderne européen, la peinture mexicaine n’avait alors pas de véritable marché, ce qui permit aux collectionneurs de pouvoir disposer de pièces tout à fait remarquables. Le très important ensemble d’œuvres de Frida Kahlo - pas moins de dix toiles au total - qu’ont réuni les Gelman en est assurément le meilleur exemple.
Ce que révèle l’excellence de cette collection est l’engagement identitaire d’une colonie artistique qui vise à faire aussi sa révolution sur le plan esthétique. Une révolution qui passe essentiellement par la couleur, laquelle caractérise sinon un style, du moins une vision, et qui est formellement sensible aux grands mouvements internationaux. L’intérêt de la collection mexicaine des Gelman réside encore dans ce qu’elle ne s’arrête pas à l’approche d’un art seulement moderne, puisqu’après le décès de Jacques Gelman, en 1989, Natasha s’est appliquée à en poursuivre l’aventure en achetant des œuvres d’artistes plus jeunes, comme Elena Ciment, Paula Santiago ou Sergio Hernandez. C’est dire si jusqu’au bout - Natasha est morte en 1998 - les Gelman ont porté sur la peinture mexicaine un regard attentif et éclairé.
Fida Kahlo, victime dans sa jeunesse d’un accident qui lui écrasa la colonne vertébrale et qui fit de sa vie un véritable calvaire, elle traduisit dans sa peinture, et notamment dans la pratique de l’autoportrait, le profond déchirement qui existait entre ses désirs et son incapacité physique. Le plus souvent figurée de face dans des attitudes d’un hiératisme forcé, le visage fixe et les traits tirés, les yeux dans les yeux du spectateur avec quelque chose de superbe et de dominateur dans son regard, elle semble vouloir chaque fois relever un défi. Comme si quelque chose d’existentiel était en jeu. Cet Autoportrait aux singes, en est une éclatante illustration. La façon qu’a l’artiste de s’y représenter est pour le moins surprenante. Elle vise irrésistiblement à nous intriguer. Sur un fond végétal lumineux, fait de larges feuilles exotiques et d’une fleur en forme de crête de coq, Frida Kahlo apparaît en buste entourée d’une compagnie de petits singes Autoportrait immobile, comme un arrêt sur image, en compagnie des animaux préférés de l’artiste. Frida porte une simple chemise blanche dont le décolleté est bordé par un collier orange en forme de cœur, auquel est accroché un mystérieux pendentif au signe quasi cabalistique du mouvement, du moins tel qu’il figure dans le calendrier aztèque. Elle arbore une coiffure savamment tressée en lignes serpentines qui font écho à celle de ses sourcils noirs. La grande simplicité de cette composition augmente encore la dimension énigmatique de cet autoportrait.
Si le genre de l’autoportrait reste une pratique courante chez les peintres, rarement un artiste ne s’est autant pris lui-même pour modèle que Frida Kahlo. Sa volonté d’entremêler le rêve et la réalité, et son souci de compenser par les seuls pouvoirs de l’image la douleur de sa situation physique, l’ont conduite à une analyse introspective très poussée. Frida se saisit de chacun de ses autoportraits pour y mettre en scène ses sentiments les plus intériorisés, les plus secrets, parfois même les moins avouables. Selon un mode qui lui est complètement personnel, elle a développé ce genre sur un terrain proprement expérimental en recourant tant à des mises en page jusqu’alors inédites - images dédoublées, incrustées, travesties - qu’à des compositions stylistiques très variées. L’ensemble des autoportraits qu’elle a laissés constitue ainsi une œuvre dans l’œuvre dont la force de pénétration psychologique lui confère l’une des toutes premières places au sein de l’histoire de l’art moderne. Mariée à Diego Rivera en 1929, Frida Kahlo devait partager sa vie avec lui dix années durant, jusqu’à leur divorce en 1939, pour le réépouser finalement un an plus tard en décembre 1940. C’est dire la force des sentiments qu’ils échangeaient. D’autant qu’à partir de cette date, leurs relations s’intensifièrent encore plus, fondées qu’elles étaient sur une puissante solidarité picturale. Dans cet autoportrait, l’artiste s’y représente vêtue à la mode tehuana (du nom de la ville de Tehuantepec dans l’état d’Oaxaca), l’effigie de Diego gravée sur son front. Peint à l’huile sur masonite, ce tableau tire son originalité à la fois du réseau graphique en toile d’araignée dans lequel la figure de Frida est prise et de la forme zigzaguante de son encadrement.
Figure majeure du mouvement muraliste, Diego Rivera (1886-1957) est le premier des artistes à inaugurer la collection mexicaine des Gelman avec un portrait de Natasha commandé au peintre par les collectionneurs. Au fil du temps, ce ne sont pas moins de sept huiles sur toile, une gouache et un dessin, échelonnés entre 1915 et 1943, que ceux-ci réuniront. Comme une petite anthologie de l’art de celui dont Jean-Marie Le Clézio a justement célébré « l’éclat » et la « sensualité solaire » et qui a porté haut les couleurs d’une révolution picturale nationale avec ses amis Siqueiros et Orozco. Une sensualité dont ce Paysage aux cactus, que Rivera exécuta en 1931, deux ans après sa rencontre avec Frida Kahlo, est fortement empreint et qui surprend chez l’auteur reconnu de monumentales fresques historiques. Baigné par les rayons du soleil, ce paysage est conçu comme une sorte de ballet drôlatique de silhouettes qui se déhanchent dans un mouvement dansé inattendu. Par le surréalisme avant la lettre de ces cactées anthropomorphes, cette peinture - qui avoue l’influence qu’exerça sur l’artiste les photographies d’Edward Weston et qui fait curieusement écho au dépouillement de certains paysages d’Yves Tanguy - introduit dans la production de Rivera une note d’humour à laquelle l’artiste n’est ordinairement pas associé. Seule la dominante vert-jaune dans laquelle trempe ce paysage le tire vers une athmosphère inquiétante, comme un malaise. Traités tout à la fois comme des figures fantomatiques et des éléments de décor, les cactus ne présentent aucune agressivité formelle. Ils sont avant tout conçus par le peintre comme autant de figures-signes qui contribuent à animer l’espace d’un paysage imaginaire, lui-même produit d’une vision onirique ou tout simplement abstraite. En cela, l’œuvre de Rivera est d’une totale singularité.
Auteur en 1921 d’un manifeste pour un art public et monumental inspiré des cultures préhispaniques, David Alfaro Siqueiros (1896-1974) est sans aucun doute le plus véhément et le plus engagé des peintres muralistes mexicains. Son œuvre vise à instruire les termes d’une esthétique réaliste qui échappe au « subjectivisme bourgeois » sans se plier pour autant aux normes du réalisme socialiste. Curieux de toutes sortes d’expérimentations, Siqueiros employa volontiers dans son travail des résines synthétiques - dont la piroxyline - exigeant une approche synthétique dans le traitement et la composition de l’image peinte. Cela lui valut de brosser d’impressionnants portraits dont la facture solide tient non à sa fidélité par rapport au modèle mais à celles de matière et de texture d’une rare puissance d’expression. Il en est ainsi de cette étonnante Tête de femme, qui apparaît monumentale quoiqu’elle soit de petit format et dont le profil s’impose d’emblée au regard tant elle emplit l’espace d’une grande force contenue. La composition d’une extrême rigueur et l’usage réduit de quelques tons contrastés sont autant de moyens mis en œuvre par Siqueiros pour atteindre cet effet que parachève le travail à la spatule, comme s’il s’agissait de réaliser une sculpture en bas-relief. La critique d’art Christina Burus a justement relevé à ce propos la manière particulière qu’avait le peintre de pratiquer l’art du portrait en observant comment, chez lui, les formes n’y « sont pas distribuées en différents plans » mais que c’est « la structure même des angles et des lignes» qui contient la figure.
Parmi les postulats esthétiques qui fondent l’école mexicaine de peinture, Carlos Orozco Romero s’est surtout intéressé à celui de l’art populaire comme source visuelle et créatrice. Si son œuvre compte une importante production de gouaches dont les thèmes renvoient pour l’essentiel à une analyse quasi anthropologique des mœurs de la société rurale, elle n’en est pas moins chargée d’une dimension fortement subjective que fonde un certain mystère. Romero cultivait en effet le goût de l’étrange, et la plupart de ses compositions procèdent d’une théâtralité appuyée. Ses personnages paraissent ainsi comme les acteurs d’une situation plus ou moins dramatique dont le sujet n’est pas toujours explicite et dont l’atmosphère en appelle à l’idée d’un rite, voire d’une initiation. Telle est du moins le cas de cette Entrée dans l’infini, qui montre la figure d’une indigène avançant entre deux blocs pyramidaux tronqués au beau milieu d’une étendue désertique. Rien ne vient ici épauler la lecture du tableau dont le fond se perd sur un paysage infini d’autant plus profond qu’il est totalement vide et que la ligne d’horizon est rejetée assez haut dans la composition. Digne de l’une de ces nombreuses figures exotiques peintes par Gauguin sous les Tropiques, le personnage de Romero affiche une totale nudité, comme s’il était question de sous-entendre que l’accès à l’infini n’était possible que dans le plus grand dénuement. Tout est ici dépouillé - figure, décor, paysage -et la façon qu’a l’artiste de faire le vide crée un climat, une atmosphère qui ne sont pas sans rappeler ceux des tableaux métaphysiques de Giorgio de Chirico.
De souche indienne, originaire de San Juan de los Lagos, Maria Izquierdo vint s’installer à Mexico à la fin des années 20 et s’y découvrit très vite une vocation artistique. Douée d’une forte personnalité et d’une farouche détermination, elle réussit à intégrer le monde de l’art, ne tardant pas à devenir une figure charismatique de la bohème de la capitale. Compagne de Rufino Tamayo de 1929 à 1933, elle lui doit non seulement d’avoir acquis les rudiments de la peinture, mais un style aux volumes denses et à la facture grossière qui s’assouplit peu à peu au fil du temps. Si la critique vanta assez vite ses mérites, notamment la spontanéité et la sincérité avec lesquelles elle traitait les thèmes dictés par ses racines indigènes, elle ne conquit que très tardivement les faveurs du public. Ses œuvres ne manquent pourtant ni de qualités, ni d’originalité, notamment ses gouaches, très diluées, qu’elle traitait à la façon de l’aquarelle, une manière qui lui était propre. Traitée sur un mode quasi expressionniste, celle-ci multiplie les angles de vue et joue des contrastes entre les ocres du fond, le pelage bai et marron des chevaux et les couleurs vives des costumes de l’écuyère et de l’acrobate-trompettiste. Pour une scène de cirque, il paraît toutefois y manquer ce quelque chose de magique, sinon de lumineux, qui en fait la marque. Or aucune extravagance n’est ici recherchée par l’artiste. C’est que, chez Maria Izquierdo, « le monde du spectacle, le misérable cirque ambulant ou la scène du pauvre chapiteau deviennent des métaphores d’un univers visuel à la fois beau et lamentable, triste, mélancolique. À la juste limite entre le description pertinente et l’évocation onirique » (Olivier Debroise).
PARIS, Mona Bismarck Foundation, jusqu’au 8 mai.
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Le Mexique, une révolution de la couleur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°505 du 1 avril 1999, avec le titre suivant : Le Mexique, une révolution de la couleur