Menée tambour battant dans le tumulte et l’ivresse, la vie trop brève d’Amedeo Modigliani a inspiré bien des légendes qui ont fait de lui l’archétype de l’artiste maudit, héros d’une fascination populaire posthume. Derrière le voile douteux du scandale, il est temps aujourd’hui de redécouvrir l’œuvre.
A l’âge où se dessine l’inéluctable évidence qu’on devra un jour remplir toute une vie d’adulte, certains enfants rêvent, gravement, de devenir pompier ou explorateur. Lui voulait être sculpteur. Ou peintre, mais sculpteur surtout. Enfin, artiste. Les songes des enfants, parfois, se réalisent et la vie alors vous prend une de ces allures folles... Folle et brève comme un drame shakespearien plein de bruit et de fureur, comme la course échappée d’un cheval sans entraves. Amadeo Modigliani joue sa vie à quitte ou double sur une scène où la légende s’invente tous les jours sans qu’on sache très bien quelle Parque muette en a tissé la trame.
La légende, d’ailleurs, est matinale. Amedeo Modigliani naît en juillet 1884 dans une famille bourgeoise de juifs sefardim à Livourne, en Toscane. Famille cultivée, parlant plusieurs langues, ayant essaimé un peu partout en Europe, mais qui traverse une situation économique catastrophique. La première image à sensation est déjà en route : comme les huissiers frappent à la porte, on entasse sur le lit de la parturiente tous les objets de valeur de la maison, car une loi venue de la Rome antique interdit qu’on s’en empare. On imagine l’enfant venant au monde au milieu d’un amoncellement d’objets hétéroclites, réduction pathétique et clinquante d’une mémoire familiale. Sans être triste, son enfance sera marquée par l’austérité de la gêne financière. Les quatre enfants Modigliani savent que seule l’étude leur assurera des lendemains meilleurs, mais si l’aîné, Emanuele, s’est engagé dans une carrière d’avocat et sera un jour un célèbre député socialiste, il apparaît très vite que le petit dernier, de santé fragile, ne brillera pas au lycée. Les leçons de dessin commencent à Livourne l’été de ses 14 ans, puis le conduisent à Florence, dans l’atelier de Giovanni Fattori, le plus important représentant des Macchiaioli. Entre temps, il a contracté la tuberculose, maladie dont il comprend qu’elle change le cours de sa vie. Le temps lui est désormais compté et l’étoile se mue en comète. Plus que jamais, l’art devient une quête d’absolu. « Je suis moi-même le jouet d’énergies très fortes qui naissent et qui meurent. Je suis riche et fécond de germes désormais et j’ai besoin de l’œuvre », écrit-il à un ami. Son maître lui apprend, à travers une relecture approfondie des chefs-d’œuvre du Quattrocento à privilégier la force de la couleur, qui structure le tableau et surtout, précepte que retiendra l’Italien ombrageux, à faire ce qu’il sent et à « ne pas se soucier des autres ». Après un bref séjour vénitien – où il découvre tout de même Rodin et Signac, grâce à la Biennale – c’est un jeune homme doté d’une solide culture des maîtres anciens et d’un vrai bagage académique qui arrive à Paris au début de 1906. Il a 22 ans.
C’est peu dire que Paris est déjà une ville cosmopolite. Chagall dira plus tard « le soleil des arts ne brillait alors qu’à Paris ». Et, au seuil de ce siècle qui verra se perpétrer les plus viles horreurs et la figure humaine niée et humiliée, on croit encore vivre la Belle Epoque. Les pas de Modigliani le mènent à Montmartre, alors la patrie des peintres. Pour autant, il ne fréquente guère Picasso et la bande du Bateau-Lavoir. S’il s’intéresse aux périodes rose et bleue du peintre catalan, il n’est guère sensible aux Demoiselles d’Avignon et le cubisme l’indiffère. Son aventure à lui n’a pas d’école à fonder. On se souvient pourtant, dans la communauté des artistes, de son arrivée, celle d’un jeune homme gai, suprêmement élégant, vêtu comme un prince d’une gabardine sur-mesure, pincée à la taille ! « Un profil plat mais beau, un visage pâle assez rond, un rire bref, mais éclatant, amer et pourtant enfantin. Il était raide, tout d’une pièce, violent d’une manière inattendue, à cause de son apparente douceur, sentimental malgré sa raideur et ses indignations, sardonique plutôt en apparence qu’en réalité. C’était uniquement un artiste et un poète. Il ne pensait qu’à l’art », observe Max Jacob.
Naissance d’un peintre et d’une légende
A la fin de 1907, Modigliani, déjà sans le sou, chassé de son atelier montmartrois, fait une connaissance déterminante : celle de Paul Alexandre, médecin épris de l’art et qui anime chez lui, rue du Delta, une sorte de phalanstère « païen », ouvert à tous les artistes et lieu de maintes excentricités. Non seulement Paul Alexandre va soutenir le jeune Italien moralement et financièrement, lui commandant des portraits dans la mesure de ses moyens, mais il va lui faire rencontrer le sculpteur roumain Brancusi. C’est pour se rapprocher de lui, qui travaille impasse Ronsin, que Modigliani emménage Cité Falguière, dans le XIVe arrondissement en avril 1909, ralliant ainsi Montparnasse. Les deux hommes vont passer de longs moments ensemble, à échanger leurs points de vue, essentiellement leur doute profond face à Rodin et leur passion pour la taille directe. « Modigliani soutenait que la sculpture était devenue très malade avec Rodin et son influence. Il y avait trop de modelage en glaise, trop de “ gadoue ”. Le seul moyen de sauver la sculpture était de recommencer à tailler directement la pierre », raconte Jacques Lipchitz. Une période fondamentale de trois années s’ouvre pour lui. Outre le désir, ancien, de devenir sculpteur, auquel il accède enfin, la pratique de la sculpture va l’aider à sortir de l’académisme et à trouver une réponse toute personnelle aux courants qui l’habitent. Lorsqu’en 1914, ses poumons malades ne supportant plus la poussière occasionnée par la taille directe, mais aussi lassé par la difficulté à se procurer des pierres et par l’accueil très mitigé que réservaient les marchands à sa production, il abandonnera plus ou moins définitivement la sculpture, sa peinture jaillira de cette expérience mûrie et douée d’une force de conviction qu’elle ne possédait pas jusque-là. Le syncrétisme entre l’art nègre (on est en pleine découverte des statuettes de Côte d’Ivoire), l’influence de Picasso et de Cézanne, le souvenir des Vierges de Cimabue auquel il parvient en ronde bosse, l’aidera à atteindre une ascèse, une organisation de la toile qui nourriront désormais son œuvre. Les têtes en pierre, allongées, au volume à la fois archaïque et hardi, violentes comme des masques africains et sereines comme des visages khmers ou gothiques fondent un idéal plastique singulier, marginal (l’art de Modigliani est plus proche de celui de Gauguin que du cubisme ou des futuristes italiens qui manifestent à la même époque) et parfaitement moderne – la sculpture du XIXe a vécu. De façon assez significative, ce travail s’accompagne de centaines de dessins de cariatides d’une grande liberté. Fluidité des lignes et des volumes qu’il transportera bientôt sur ses toiles. Par la suite l’amertume demeurera toujours, d’avoir dû abandonner son grand rêve. Mais un peintre est né.
Un peintre dont les frasques vont bientôt créer la légende sulfureuse. Modigliani de Montparnasse. Cocteau qui a le chic pour les phrases destinées à la postérité écrira « Jamais nous ne nous demandâmes d’où il sortait. Il était de Montparnasse. Il hantait un carrefour où souffle l’esprit ». Plus prosaïquement, Picasso laissera tomber : « C’est curieux comme on ne rencontre jamais Modigliani ivre boulevard Saint-Denis, mais toujours au carrefour Vavin ! » L’enfant de Livourne se révèle un adepte du compagnonnage éthylique mais là aussi le mythe est difficile à distinguer de la réalité. Cendrars dans Bourlinguer contera « bientôt nous fûmes inséparables. C’est fou ce que nous avons pu boire Modigliani et moi et quand j’y songe, j’en suis épouvanté ». En vérité, la santé d’Amedeo, toujours fragile, le rend particulièrement vulnérable aux effets de l’alcool et une consommation modeste suffit à l’enivrer. Par ailleurs, ses 13 années parisiennes, les 13 années de sa courte carrière, sont consacrées à un travail acharné, obsessionnel. Il semble peu probable, comme le souligne dans ses mémoires sa fille Jeanne, qu’il ait tenu d’une main le pinceau et de l’autre le verre de cognac. Il expose plusieurs fois entre 1908 et 1914, puis à nouveau en 1916 et 1918, et, à partir de 1914 Paul Guillaume, prestigieux jeune galeriste de la rive droite lui achète des toiles avant que Zborowski – « Zbo » – ne prenne le relais avec passion et acharnement en 1917, se battant pour celui en lequel il voit un génie. Par contre, l’artiste a l’ivresse pompeuse et déclamatoire et les souvenirs de ses amis de Montparnasse, Kisling, Salmon ou Krémègne sont peuplés de scènes retentissantes où l’on voit Modigliani déclamant jour et nuit Dante ou Baudelaire, sous l’empire d’une exaltation que rien ne paraît pouvoir juguler. Si Modigliani brûle sa vie, c’est qu’aucun moyen, aucun cri, ne lui semblent être négligeables dans cette course éperdue contre le temps et le silence. Ce qu’il a un jour perçu de l’art, cette secrète lumière qu’il veut transmettre, il lui faut trouver les lignes, les couleurs, les visages pour la révéler aux yeux des profanes. Cette folle obstination à révéler le sens du caché, il la partage d’ailleurs avec Soutine auquel le lie une indéfectible et émouvante amitié depuis qu’il l’a rencontré à La Ruche en 1915. Ils ont en commun le mouvement obsessionnel qui les conduit à peindre plusieurs fois le même modèle, tant qu’ils n’ont pas épuisé la matière même de la peinture, une sorte de recherche de l’être essentiel, toujours leur échappant. Pour Modigliani, les portraits de femme seront le vecteur de cette révélation.
En 1917, au terme d’une liaison orageuse entretenue pendant deux années avec la poétesse et critique littéraire anglaise Béatrice Hastings, il produit une série de 25 nus d’une maîtrise éblouissante, enfin ancré dans un atelier que lui loue « Zbo », rue de la Grande-Chaumière. Dans l’allongement des cous et des mains, dans le grain sensuel et clair de la peau, on retrouve les Odalisques de Ingres, mais la structuration du visage autour de la verticale du nez, la gamme de couleurs ocre et bleu ou vert clair n’appartiennent qu’à lui.
Les derniers jours d’un prince
Pendant l’été 1917 son chemin croise celui de Jeanne Hébuterne, jeune étudiante de 18 ans à l’Académie Colorassi « avec ses cheveux coiffés en longues nattes, elle me faisait l’effet d’une vierge gothique », dira Lipchitz. Femme-enfant, femme-fleur, son image désormais l’accompagnera continuellement, comme la Béatrice de Dante. En novembre 1918 naît à Nice leur petite fille Jeanne.
Le couple a été emmené dans le Midi par des amis que préoccupe leur santé plus que chancelante. Ils rentrent à Paris en mai 1919 pour une ultime année à Montparnasse. Et tandis que la misère les cerne, que les crises éthyliques se succèdent, que la vie enfin aborde le dernier acte d’un drame depuis longtemps annoncé, Modigliani continue de peindre. Etrangement, sa palette s’éclaircit. Le visage de ses modèles, assis dans une attitude de grâce nostalgique, s’adoucit, s’allonge avec une douceur digne des Florentins. Les tableaux prennent la couleur du ciel, des nuages, d’un temps infini que nul ne saurait lui voler alors que les dernières heures sont déjà entamées. « Il y a un seul plaisir, celui d’être vivant, tout le reste est misère » semblent-ils dire anticipant ce qu’écrira Pavese.
Le 22 janvier, à la suite d’une ultime errance en bande dans Montparnasse sous une pluie glacée, Modigliani est retrouvé inconscient chez lui. Il mourra deux jours plus tard, à l’hôpital de la Charité, rue Jacob. L’horreur, pourtant, n’est pas épuisée. Jeanne, qui attend leur second enfant et dont le terme est proche, se suicide en se jetant par la fenêtre. Le peintre Kisling s’occupera des funérailles.
Emanuele Modigliani, devenu député italien, lui a câblé de Rome : « Enterrez-le comme un prince ! ». Le 27 janvier 1920, c’est bien un prince, enseveli sous les fleurs, que des milliers d’amis emmènent au Père-Lachaise. Les agents de police, impressionnés, lui font le salut militaire aux carrefours. La légende peut bien, désormais, s’emparer de celui qui, adolescent, écrivait à son ami : « Ton devoir réel est de sauver ton rêve », elle n’apportera pas de réponse aux deux questions qui demeurent :
est-ce ainsi que les hommes vivent ? Est-ce ainsi que meurent les anges ?
- L’exposition Une centaine de tableaux, dont plus du tiers n’a jamais été exposé en France, des dessins, un ensemble important de cariatides sculptées pour la première rétrospective de Modigliani montrée à Paris depuis 20 ans. « Modigliani, l’ange au visage grave », Musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris, tél. O1 42 34 25 95 ou www.museeduluxembourg.fr Jusqu’au 2 mars. Horaires : ouvert tous les jours, le lundi et le vendredi de 10h à 22h30, le mardi, mercredi et jeudi de 10h à19h, le samedi et le dimanche de 10h à 20h. Tarif : 9 euros.
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Modigliani, la chute d’un ange
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°541 du 1 novembre 2002, avec le titre suivant : Modigliani, la chute d’un ange