Jean-Marc Bustamante - Un monde à la fois

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juin 2003 - 1135 mots

Invité à représenter la France, Bustamante en a investi le pavillon sur le mode d’un parcours d’œuvres qui témoigne de la diversité d’une démarche où le photographique occupe une place primordiale. Propos, autour de quelques idées phares, recueillis par Philippe Piguet

Un lieu singulier
Le fait d’exposer dans un lieu comme le pavillon français à la Biennale de Venise n’a rien à voir avec les autres expositions que l’on peut faire ordinairement. À la différence d’un musée ou d’une galerie, le pavillon est un lieu de mémoire. Quand on s’y trouve, on ne peut pas s’empêcher de se souvenir des prestations précédentes parce que, les unes après les autres, les expositions forment comme une sorte de sédimentation. C’est un lieu qui est marqué et cela est d’autant plus fort que l’on est à Venise, dans les Giardini, à la Biennale, etc. On ne peut pas non plus s’empêcher de se demander ce que l’on va bien pouvoir y faire après tous ceux qui nous ont précédés. Cela n’existe nulle part ailleurs. C’est-à-dire que, tout d’un coup, le lieu vient en avant, comme un sujet.
Le pavillon des Amazones
Sitôt que j’ai revu le pavillon avec cet objectif d’y faire quelque chose, j’ai tout de suite eu envie d’en fermer la porte centrale par un miroir translucide pour faire de ce lieu comme un camp retranché, un endroit protégé où l’on ne circulerait que par les portes latérales. Puis j’ai très vite imaginé un parcours qui se déroulerait un peu comme une grande phrase. La relation au lieu est si forte qu’il vous invite assez rapidement à vous raconter une histoire. Or, depuis un certain temps, je travaille le portrait. Je photographie des individus dans des paysages qui sont caractéristiques de mon travail, des espèces de no man’s land, entre campagne et ville, comme des paysages de transition. Ces modèles – ce sont surtout des femmes – sont des personnes plutôt rebelles, un peu résistantes, voire farouches. Aussi le thème des amazones m’est venu de façon assez naturelle. C’est un thème qui est un mythe ancien mais qui m’apparaît très actuel aujourd’hui au regard de l’évolution du rôle de la femme dans la société. Après qu’elle a traversé les différents épisodes du féminisme et qu’elle a gagné une certaine autonomie, la femme m’apparaît là comme une icône libre et indépendante. L’idée s’est donc imposée à moi que le pavillon devait être habité par quatre femmes, quatre amazones, qui seraient là comme les gardiennes du lieu, dans la grande salle centrale, tout en rassemblant d’autres niveaux de réel dans les salles tout autour de sorte à créer une espèce d’univers proche de mon travail mais qui soit une fiction. J’ai donc imaginé un parcours qui conduirait le visiteur d’une salle à l’autre tout en le confrontant à toutes sortes de médiums qui me sont familiers, que ce soit des sérigraphies sur Plexiglas, des photographies, des sculptures, des objets, etc. L’articulation des pièces les unes par rapport aux autres vise ainsi à poser un certain nombre de questions artistiques simples et à offrir au visiteur l’occasion d’une expérience perceptuelle déterminant une forme de poétique qui tourne autour du photographique.
La part du spectateur
« Le lent retour », « Un monde à la fois », « Something is missing »..., j’ai souvent donné des titres à mes expositions qui soulignent cette idée d’une lente sédimentation, d’une lente stratification. C’est ma façon d’être artiste et de faire œuvre, lentement, à travers un certain nombre d’expériences et d’opportunités en mettant en place divers dispositifs, en utilisant diverses techniques et objets, non dans une volonté d’inventer de nouvelles formes ou d’être dans une transgression, mais dans un déplacement. En fait, le sujet central de mon travail, c’est l’être humain, même lorsqu’il n’est pas là. Je ne suis pas un artiste deus ex machina mais j’invite le spectateur à imaginer une autre façon de voir le monde, à éprouver d’autres sentiments, à penser d’autres énigmes. Pour moi, une œuvre d’art, c’est quelque chose qui résiste à l’analyse. Si elle offre au spectateur quelques repères qui lui permettent d’y entrer, elle doit aussi présenter des aspects qui lui échappent et dans lesquels il devra chercher à s’investir.
Le photographique
La photographie, c’est une façon de regarder le monde et de l’enregistrer mais lorsque cela est fait, on se retrouve avec un document plutôt pauvre parce que c’est une simple feuille de papier et qu’il n’y a pas beaucoup de matière. Ce qui m’intéresse, moi, c’est de ne pas en rester là mais de considérer la photographie comme modèle. Aujourd’hui, je travaille avec des images trouvées, notamment sur internet, ou bien je fais des dessins que je rephotographie et que j’agrandis sur Plexiglas. Au fond, il s’agit toujours pour moi de partir d’une matière, de situations pulsionnelles, mais de ne jamais les présenter comme telles, comme si la photographie était un simple filtre. Le fait de les rephotographier, de les agrandir, de les imprimer sur le Plexiglas avec de l’encre, d’installer le Plexiglas en avant du mur afin que le mur lui-même révèle l’image instruit une tout autre réalité. Ce n’est plus par exemple la photographie d’une salle de classe, c’est une image de mémoire, une image mentale, qui est le lieu par excellence du photographique. À Venise, on verra de la sorte des images de perroquets – si tant est qu’on puisse les reconnaître ! – qui proviennent de la photographie d’un dessin fait d’après un tableau de Malcolm Morley, lequel était déjà lui-même en bout de chaîne de tout un jeu de reprises d’images. Je me sers d’une image de Malcolm Morley comme modèle, je me l’approprie, je la photographie, je la redessine et je lui donne une autre vie. Si c’est une démarche qu’on peut qualifier de process, ce qui m’importe au final c’est l’objet plastique, émotionnel, coloré, voire poétique, que je peux réaliser.
D’un rituel
J’ai toujours eu le goût de la mise en scène parce que j’aime confronter dans un même espace des objets de différentes natures : une photographie, une sculpture, un dessin. Je suis aussi préoccupé par l’idée de remplir un lieu ; ainsi j’appréhende le pavillon comme un très grand panorama. En cela, mon intervention est assez proche du cinéma et j’aimerais qu’on l’aborde comme un long et interminable travelling. En même temps je ménage des arrêts, des stations, parce qu’il y a une notion de rituel dans mon travail qui implique le spectateur dans l’œuvre. Si j’impose un certain sens de circulation, j’ai par ailleurs demandé certaines dispositions techniques eu égard par exemple à l’éclairage, à la climatisation pour que le visiteur soit dans les meilleures conditions de réceptivité. Pour qu’il puisse être pleinement, sereinement, dans l’œuvre, car elle s’offre à voir comme une succession d’objets individualisés et « un monde à la fois ».

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°548 du 1 juin 2003, avec le titre suivant : Jean-Marc Bustamante - Un monde à la fois

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