Centre d'art

Clément, une fondation pour le rayonnement de l’art caraïbe

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 21 février 2016 - 2256 mots

En Martinique, la Fondation Clément a inauguré un nouveau bâtiment pour ses expositions qui marque un coup d’accélérateur dans son soutien à la création caraïbe. Sa première exposition, une rétrospective Télémaque, témoigne de son ambition internationale.

Les premiers visiteurs de la Fondation Clément – nom bien connu des amateurs de rhum agricole martiniquais – sont unanimes : le nouveau bâtiment destiné à accueillir les expositions d’art contemporain est une réussite. Il l’est d’autant plus que cet édifice recouvert ici d’acier, là de béton, prenait le risque de rompre l’harmonie générale d’un site touristique et patrimonial majeur situé au François, commune de moins de 20 000 âmes sur le versant atlantique de la Martinique : l’Habitation Clément. Or, force est d’apprécier qu’il n’en est rien. Après deux ans d’un projet mené avec une lenteur toute maîtrisée, la fondation dessinée par le cabinet d’architectes Reichen et Robert & Associés s’intègre parfaitement à son environnement.

Marier l’histoire, le charme et le contemporain
Le bâtiment a donc été élevé au centre d’un ancien domaine agricole, appelé « Habitation », regroupant un parc, une maison de maître (dite grand’case), des dépendances, des bâtiments et des outils industriels hérités d’Homère Clément, médecin planteur de canne à sucre qui installa en 1917 une distillerie sur le domaine afin de produire du rhum destiné à soutenir l’effort de guerre de la France. Autant dire un challenge pour des architectes, certes spécialisés dans la reconversion de sites patrimoniaux – on leur doit notamment la transformation de la Grande Halle de la Villette à Paris, de la Halle Tony Garnier à Lyon, de l’ancienne chocolaterie Menier à Noisiel pour Nestlé et des Grands Moulins de Pantin pour BNP Paribas –, mais qui devaient jouer les équilibristes entre l’audace architecturale requise pour un tel projet et l’humilité patrimoniale. Car la grand’case et les dépendances sont protégées au titre des monuments historiques depuis 1996. C’est sans doute pourquoi, la veille de l’inauguration du bâtiment en janvier 2016, Bernard Reichen insistait sur le « charme » du lieu : « La valeur historique d’un bâtiment est importante, mais la valeur de charme l’est tout autant. Or, si cette valeur ne se construit pas – elle compose avec son environnement –, il est en revanche facile de la détruire. » Ainsi l’architecte s’est-il imposé de composer avec le bâti existant, pour ne pas rompre le « charme » de ce site historique où les palmiers, tamariniers et autres figuiers maudits mènent une existence paisible à peine troublée par les 100 000 visiteurs annuels du domaine.

Trois modules autonomes dans un parcours cohérent
Le nouveau bâtiment est en réalité composé de trois modules indépendants reliés par un hall d’accueil des visiteurs. Dans un déséquilibre parfaitement voulu, chacun de ces volumes possède une identité, intérieure et extérieure, propre, qui épouse la réalité du terrain ou de son histoire. Ainsi le premier module n’a-t-il pas été construit mais réhabilité, puisqu’il prend place dans l’ancienne cuverie qui abritait jadis le chai de préparation des rhums, et dont il conserve apparente la mémoire du passé industriel grâce à sa charpente métallique. Après être repassé par le hall d’accueil, le visiteur accède à la salle dite « carrée », deuxième volume d’exposition dans le parcours de visite [photo ci-contre] : un cube aveugle recouvert à l’extérieur d’une peau de dentelle de béton de fibre blanc subtilement monogrammé « F C » (pour Fondation Clément), inspirée de la résille qui recouvre le MuCEM à Marseille et qui évoque, à la fondation, le moucharabieh en parpaing de la distillerie voisine. Retour par le hall d’accueil où un grand escalier descend, cette fois, vers « la nef », troisième et donc dernier volume situé en contrebas sur le terrain en pente. Contrairement aux deux premiers espaces d’expositions, cette salle cathédrale est baignée de lumière caraïbe grâce à de hautes baies vitrées qui ouvrent la vue sur le parc. Ce module est quant à lui habillé par un revêtement extérieur en acier brossé qui, selon l’heure de la journée, reflète les palmiers voisins avec d’infinies variations [photo page ci-contre].

Fait remarquable, chaque module annonce la même surface d’exposition : soit 200 m2 pour une fondation qui, avec ses 600 m2 d’espaces d’accrochage, peut donc désormais prétendre au titre de plus grand espace d’expositions dédié à l’art contemporain en Martinique. Pour autant, l’ensemble ne souffre d’aucune démesure, ni d’aucune ostentation superlative : « On ne peut pas avoir un bâtiment plus grand que son “pays” », glisse Florent Plasse, chargé du patrimoine à la fondation. On acquiescera en ajoutant que, s’il ne le dépasse pas, il le grandit…

Un tremplin pour la création créole
Car il faut bien admettre que les 400 000 habitants de la région et département de Martinique, île paradisiaque des petites Antilles, manquent cruellement de certains équipements culturels. Si le rapport remis en 2010 par Michel Colardelle au ministre de la Culture d’alors, Frédéric Mitterrand, soulignait que la Martinique n’était pas la région ultramarine la plus en retard en matière d’équipements de base, « où grâce à l’action d’Aimé Césaire de grandes institutions culturelles, en particulier théâtrales, sont nées précocement », « le manque de salles de spectacle […] et d’exposition […] aux normes et à la jauge suffisantes, fonctionnant de manière professionnelle, est dénoncé par tous ». C’est pourquoi l’initiative de la Fondation Clément, initialement tournée vers le patrimoine caraïbe et la sauvegarde des archives des Caraïbes, d’organiser à partir de 2005 des expositions d’art contemporain a donc été, en dépit de quelques esprits chagrins, applaudie. La fondation d’entreprise partait en effet du constat que les artistes des outre-mer « n’avaient pas accès aux mêmes solutions, ni aux mêmes outils que les artistes de la métropole », la Martinique ne comptant pas de grand musée régional d’art contemporain, pas plus que de Frac qui n’a pas survécu aux guerres politiciennes locales. En 2011, l’ancienne École régionale d’arts plastiques créée en 1984, devenue Institut régional d’arts visuels de Martinique, a bien été fondue dans un projet plus ambitieux de Campus caraïbe des arts à Fort-de-France, mais le Campus forme, de l’avis de certains, encore trop peu d’étudiants et souffre d’un manque de visibilité. Même si Hervé Télémaque, de passage en Martinique, la voit évoluer dans le bon sens : « J’ai retrouvé une école qui a beaucoup progressé [l’artiste y a par le passé enseigné] : j’ai mesuré la qualité des échanges intellectuels entre les professeurs et les étudiants. J’ai notamment été frappé par la qualité pédagogique du discours d’Ernest Breleur, d’une finesse rare et bien supérieure à ce que l’on entend à l’École des beaux-arts de Paris. » Pour autant, il y a une chose sur laquelle Télémaque reste dubitatif : « En Haïti, curieusement, un jeune artiste inculte, vivant dans une misère noire, a l’habitude de se bagarrer. On est ainsi à peu près certain, en voyant la vitalité de l’art haïtien actuel, qu’il va prochainement sortir des artistes de l’île. Alors qu’en Martinique, cela ne semble pas si évident. Est-ce le revers du confort ? »

Les beaux-arts, une histoire récente en Martinique
Selon un observateur local avisé : « En Martinique, le grand art reste la littérature : c’est Aimé Césaire, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant… » Mais, pour aussi récent que soit le développement de la peinture en Martinique – avant l’ouverture de la première école des arts appliqués de Fort-de-France en 1943 et le rassemblement d’artistes autour du collectif Atelier 45, la peinture était assurée par des artistes venus d’Europe (Vernet, Crépin, Ozanne…), les esclaves étant autrefois tenus éloignés des pratiques artistiques –, celui-ci existe bel et bien aujourd’hui. Depuis 2005, près de 160 artistes ont ainsi exposé leur travail à la Fondation Clément à travers plus de 70 expositions individuelles ou collectives. Le premier à ouvrir la programmation fut Hector Charpentier (né en 1950), figure phare de l’art créole et de la « figurabstraction », suivi par le peintre et musicien Henri Guédon (1944-2006), Victor Anicet (né en 1938) et Ernest Breleur (né en 1945). Bref, de très bons plasticiens qui étaient jusqu’à présent invités à présenter leurs œuvres dans l’ancienne cuverie…

Du moins jusqu’à ce qu’en décembre 2013, l’exposition « Aimé Césaire, Lam, Picasso… Nous nous sommes trouvés », qui fut présentée deux ans auparavant dans un format différent au Grand Palais à Paris, finisse par convaincre Bernard Hayot de passer la vitesse supérieure en dotant la fondation d’un lieu d’expositions digne de ce nom. « Je crois que Bernard Hayot a compris, à partir de cette exposition, qu’il était capable d’organiser une grande exposition internationale, d’offrir les conditions nécessaires pour accueillir des œuvres de Lam ou de Picasso », observe un proche de la fondation. Ce que confirme Florent Plasse : « Cette exposition a eu, pour la fondation, valeur de test. » Un test qui a accueilli près de 50 000 visiteurs en trois mois, et dont résulte donc aujourd’hui l’ouverture du nouveau bâtiment de la fondation aux standards d’expositions internationaux (présentation des œuvres, hygrométrie, sécurité…), inaugurée par une rétrospective Hervé Télémaque parrainée, excusez du peu, par le Centre Pompidou.

Les artistes caraïbes doivent-ils craindre un virage dans la programmation artistique de la fondation qui pourrait, demain, céder aux sirènes de l’art international ? « L’artiste qui succédera à Hervé Télémaque sera Ernest Breleur, un habitué des lieux et un fidèle soutien de la fondation », répond Florent Plasse, pour qui « le développement d’une région est lié à un ensemble d’acteurs, de conditions sociales, économiques et culturelles réunis. La Fondation Clément a son rôle à jouer en Martinique. » Ce que n’a pas occulté Bernard Hayot dans son discours d’inauguration, devant 3 500 personnes venues de Métropole, de Cuba, d’Haïti, de Saint-Domingue et de Côte d’Ivoire pour assister à l’événement : « L’homme d’entreprise que je suis ne pourrait conclure son propos sans vous dire sa conviction que toute initiative permettant de faire rayonner l’art et la culture d’un pays a des retombées économiques directes. La vocation touristique de la Martinique est évidente et, en même temps, très largement inexploitée. En matière de tourisme, l’heure n’est plus seulement aux plages et aux cocotiers. L’Habitation Clément reçoit déjà plus de 100 000 visiteurs par an. Quelle que soit la région, quelle que soit la ville, partout où des initiatives d’envergure ont été prises, l’art et la culture sont de formidables vecteurs de notoriété et, de ce fait, de développement. C’est pourquoi je rêve d’une Martinique riche de plusieurs initiatives du type de celle que nous inaugurons ce soir, qu’elles soient d’initiative publique ou privée, une Martinique riche d’un tissu artistique lui permettant d’être créatrice de grands événements culturels. » Un rêve qui, grâce à l’initiative de la Fondation Clément, pourrait bien devenir réalité…

La collection
En une dizaine d’années, la fondation a constitué une collection d’environ trois cents œuvres, essentiellement des peintures. Si elle possède quelques pièces d’artistes historiques, comme Lam ou Matta, y compris un Combas, la fondation privilégie les artistes originaires des Caraïbes, qui y sont installés (comme Luz Severino) ou qui en sont partis (Thierry Alet vit à New York). Selon le principe qu’une identité forte donne une visibilité forte, la collection possède des œuvres d’artistes ultramarins dont Charpentier, Breleur, Eucharis, Guédon, Laouchez… Bref, une brillante et courageuse singularité dans un monde de plus en plus uniformisé.

Le parc de sculptures
Parallèlement aux expositions et à la collection, la fondation a créé au sein de l’Habitation Clément un parc de sculptures paysager de 16 hectares. Fait remarquable, si le parcours montre des œuvres d’artistes internationaux que l’on peut voir dans d’autres parcs comparables, comme un Jeppe Hein, un arc de Bernar Venet ou un (superbe) Christian Lapie (Jusqu’à l’ombre, 2011), Bernard Hayot souhaite donner une identité caraïbe à l’ensemble en passant des commandes d’œuvres à des artistes de la région, souvent peu connus du public, mais dont le travail est remarquable, à l’instar du street artist JonOne d’origine dominicaine, du Guadeloupéen Thierry Alet ou de la sculptrice Luz Severino, née en République dominicaine mais qui vit en Martinique, dont le parc possède le très symbolique Avançons tous ensemble (2011).

La bibliothèque
À l’étage du nouveau bâtiment dessiné par Bernard Reichen, s’est installée la bibliothèque de la fondation, riche de plus de 9 000 ouvrages spécialisés dans les sciences humaines et l’histoire des Caraïbes. Une passion pour Bernard Hayot, qui fut à l’origine de la création de la fondation qui s’enrichit désormais de l’acquisition de fonds d’archives privées et, depuis cette année, d’un programme de collectes d’archives d’artistes de cette région du monde.

L’exposition Télémaque
L’exposition s’ouvre sur une érection (L’Histoire sexuelle, 1960) et se ferme par une sécrétion vaginale (De la jeune Flamande… au canal Saint-Martin, 2015). La présentation n’évacue ni la légèreté ni l’humour du plus français des peintres haïtiens ; pour autant, l’accrochage déroule cinquante-cinq ans, des débuts new-yorkais aux toutes dernières toiles, d’une peinture politiquement engagée contre le racisme et pour la liberté. S’il s’agit de la troisième et dernière étape de la rétrospective organisée par le Musée national d’art moderne, après Beaubourg et le Musée Cantini en 2015, cette présentation est peu comparable avec les précédentes, tant les prêts, l’accrochage et le propos de l’exposition ont été entièrement repensés par le commissaire, Christian Briend, qui réussit là sa meilleure étape. Ne pas oublier la salle vidéo, qui diffuse le récent tout documentaire sur Télémaque, réalisé par Renaud Faroux, dans lequel l’artiste réfute une idée pourtant communément admise : « Je n’aime pas les rébus. Je réfute cette notion, car on va d’un point “A” à un autre. » La chose est entendue.

« Hervé Télémaque »

Du 24 janvier au 17 avril 2016. Fondation Clément, Domaine de l’Acajou, 97240 Le François, Martinique. Du lundi au dimanche de 9 h à 18 h. Entrée libre. Commissaire : Christian Briend. www.fondation-clement.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : Clément, une fondation pour le rayonnement de l’art caraïbe

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