Le 2 mai est inauguré, au Louvre Paris, l’exposition « Louvre Abou Dhabi, Naissance d’un musée ». Soit une sélection de 150 œuvres acquises, depuis la signature en 2007 d’un accord franco-émirati, pour la création d’un musée universel dans la capitale émirienne, qui devrait ouvrir le 2 décembre 2015. Retour sur un projet pharaonique.
Printemps 2013, depuis un énorme 4x4 climatisé qui relie Abou Dhabi à Dubaï, émirats distants d’une heure et demie, s’observe un étonnant chantier qui semble tout juste sortir de son sommeil. Coincé entre un océan Indien de carte postale et un désert de sable qui court à l’infini, ce chantier est celui du Louvre Abou Dhabi, premier d’une série de grands musées dont la construction a été lancée sur l’île de Saadiyat. « Bienvenue à Saadiyat Island ! », « l’île du bonheur » en arabe, soit un îlot naturel de sable blanc situé à la sortie immédiate de la capitale émirienne, et dont les quelque 3 000 ha, soit environ un quart de la superficie de Paris balayés en permanence par le vent, voient s’élever l’un des grands projets urbains que compte actuellement la région : rien de moins que la construction d’un nouveau district de la ville d’Abou Dhabi qui, annoncent les promoteurs, devrait accueillir 145 000 habitants en 2020, contre zéro aujourd’hui. Les Émirats arabes unis (EAU) ne cachent pas leurs ambitions : préparer l’après-pétrole, dont l’épuisement est annoncé d’ici à quelques décennies, en faisant de ce désert un hub résidentiel, économique et touristique « universel », autrement dit tourné vers l’international. Pour séduire les futurs résidents fortunés que l’on espère venus d’Europe, des États-Unis, de Chine, d’Inde et de Russie, les Émirats savent pouvoir compter sur leur situation géographique – à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie – et sur leurs plages ensoleillées. Mais ils savent aussi pouvoir s’appuyer sur une richesse financière courtisée par bien des pays endettés. Selon certains commentateurs, le fonds d’investissement souverain des EAU, créé dans les années 1970 par le fondateur et héros national des émirats, cheikh Zayed ben Sultan Al-Nahyane, gèrerait aujourd’hui plusieurs centaines de milliards de dollars – on parle de 875 milliards d’actifs. Et rien ne semble en effet impossible à une fédération qui a érigé, à Abou Dhabi comme à Dubaï, des gratte-ciel là où il n’existait, il y a encore 60 ans – le premier gisement de pétrole a été découvert à Abou Dhabi aux débuts des années 1960 –, que quelques campements bédouins…
La plus grande concentration de prix Pritzker au monde
Les EAU ont bien compris que le soleil et l’argent ne suffisaient plus. Pour pouvoir rivaliser avec d’autres projets concurrents, au Qatar, en Arabie Saoudite ou dans l’émirat voisin de Dubaï, il faut être en mesure de pouvoir offrir ce petit plus qui devra faire, en 2020, la différence : la culture. « En plein cœur de l’île, le district culturel de Saadiyat comprendra l’un des plus grands clusters de musées, galeries et théâtres au monde », dit une brochure éditée par le Tourism Development and Investment Company (TDIC), l’opérateur en charge du projet Saadiyat. Car dans son vaste programme immobilier, l’« île du bonheur » planifie la construction d’un opéra, d’un campus et de cinq musées dessinés par cinq stars de l’architecture internationale : Frank Gehry pour le Musée Guggenheim Abou Dhabi (prévu en 2017), Norman Foster pour le Musée national Cheikh Zayed consacré à l’histoire des Émirats (prévu en 2016), Tadao Ando pour le Musée maritime, Zaha Hadid pour le Performing Arts Centre (sur les arts vivants) et Jean Nouvel pour le projet de musée « universel » du Louvre Abou Dhabi, dont les collections iront de l’Antiquité à aujourd’hui. Tous sont lauréats du Pritzker Prize, le Nobel de l’architecture, et ils ne sont pas les seuls. Le TDIC revendique pas moins de 31 architectes lauréats appelés pour construire les résidences, les hôtels, le golf en bord de mer, etc. Mais pour bâtir ces futurs musées construits ex nihilo, les EAU ne se sont pas seulement rapprochés des grands noms de l’architecture. Ils se sont aussi octroyé les services et l’expertise des plus grands musées internationaux afin de piloter les chantiers, constituer les collections et former les personnels. Ainsi le Guggenheim américain, le British Museum (pour le Musée Zayed) et le Louvre sont-ils présents sur l’« île du bonheur ». Plus que leurs services, les Émirats se sont aussi offert leurs marques ! Pour concurrencer l’Europe touristique et muséale et les dizaines de musées qui se construisent chaque année en Asie, il faut avoir des arguments ; les marques Louvre et Guggenheim en sont de bons. Ce qui, on s’en souvient, n’a pas été sans déclencher une polémique en France dès le départ du projet, en 2007. Ainsi le « Louvre des sables », comme on l’a surnommé, gardera-t-il le nom « Louvre » pendant une période de trente ans et six mois renouvelable. En contrepartie, le musée
parisien recevra 400 millions d’euros, une somme difficile à refuser en temps de disette économique.
Un projet à un milliard d’euros pour la France
En réalité, en France, compte tenu des enjeux et de la complexité du projet, le Louvre ne pilote pas directement le projet du Louvre Abou Dhabi. Le pilotage revient à France-Muséums, agence créée à cette fin et qui est intégralement financée par les autorités des EAU. Société de droit privé par actions simplifiées, France-Muséums réunit dans son capital douze établissements publics culturels français, au premier rang desquels le Louvre, présent dans le conseil d’administration. Ses missions : mener à bien l’ouverture du « musée universel », de la définition du projet scientifique à la politique d’accueil des publics, en passant par la maîtrise d’ouvrage (y compris la muséographie, la signalétique et les projets multimédias). Il doit suivre sa mise en œuvre opérationnelle et acquérir, avec l’avis d’une commission franco-émiratie, les œuvres pour le compte du futur musée émirien. Ces acquisitions seront, pendant 10 ans, accompagnées de prêts d’œuvres de la part des musées nationaux français qui permettront de compléter la collection en gestation. Après une mise en place difficile – en 2009, l’émirat d’Abou Dhabi a dû stopper le financement du musée pour injecter 12 milliards de dollars dans l’économie de Dubaï menacée d’effondrement avec la crise –, accompagnée en France par une série de polémiques (sur la location de la « marque » Louvre, mais aussi sur les prêts d’œuvres qui seront consentis aux émirats par les musées nationaux, et pas seulement par le Louvre) et, aux EAU, par des plaintes adressées par les autorités à la ministre de la Culture française, France-Muséums semble être enfin mise sur les rails, même si des sources internes disent les acquisitions au point mort. Enfin ! Car les enjeux financiers sont, rappelle Marc Ladreit de Lacharrière, président du conseil d’administration de l’agence, « très profitables pour la France » : de l’ordre de 1 milliard d’euros d’engagements pris par les EAU. Un milliard, dont 190 millions d’euros seront, en théorie, répartis entre tous les musées prêteurs. Car, durant 10 ans, trois cents œuvres issues des collections nationales feront le voyage aux Émirats, sans que l’on sache encore quelles œuvres sont sur la liste. Au risque d’une nouvelle polémique.
Fait rare, la commande architecturale a précédé le choix du Louvre pour la constitution des collections du Louvre Abou Dhabi. Jean Nouvel, qui en est l’architecte, l’a davantage conçu comme une extension du district de l’île de Saadiyat, plutôt que comme un bâtiment muséal sur le modèle occidental. Sous une coupole blanche de 180 m de diamètre en cours de montage se déploient, en bord de mer, plusieurs édifices composant une « ville musée ». Ajourée pour filtrer la lumière, libre interprétation du moucharabieh oriental, la coupole protègera les visiteurs du soleil, en même temps qu’elle régulera la température ambiante et permettra la ventilation des espaces par l’air marin. Sous cette « ombrelle », les nombreux bâtiments et salles d’expositions offriront aux visiteurs une déambulation à travers les âges, les arts et les cultures. Sur les 64 000 m2 de ville-musée, 6 000 m2 seront consacrés à l’exposition permanente et 2 000 m2 aux expositions temporaires qui seront organisées par France-Muséums à partir du prêt de 300 œuvres consenti par les musées français. Coût du bâtiment : 500 millions d’euros.
louvreabudhabi.ae
Si la ville d’Abou Dhabi se rêve en « capitale culturelle » des EAU, avec ses musées, ses théâtres et son Université Paris-Sorbonne Abou Dhabi, sa voisine Dubaï, qui organisera l’Exposition universelle en 2020, entend bien défendre sa place de capitale économique, misant sur le marché de l’art, les galeries et sa foire Art Dubaï. À l’ombre des gratte-ciel de la ville, dont la tour Khalifa fut en 2008 la plus haute tour du monde avec ses 828 m, cette foire d’art moderne et contemporain a réuni, pour sa huitième édition en mars, 85 galeries de 34 pays différents, dont la France. Elle pèserait, selon Les Échos, une quarantaine de millions de dollars en misant principalement sur les artistes du monde arabe, d’Afrique et d’Asie. Mais la concurrence, pour un émirat qui n’a pas (encore) de tradition de collectionneurs, est rude, notamment celle d’Art Basel Hong Kong qui se tiendra, en 2015, aux mêmes dates. Art Dubaï réussira-t-elle à fidéliser les collectionneurs (et les musées) internationaux ? Et à convaincre des galeristes qui attendent parfois la journée que la femme de l’émir passe ?
artdubai.ae et
www.expo2020dubai.ae
Sharjah, petit émirat situé au nord de Dubaï, n’a pas la puissance économique de sa voisine, mais il a le charme de l’authenticité. Émirat le plus conservateur de la région, il n’en a pas moins fait le choix de la culture, porté par un émir « éclairé » : cheikh Sultan ben Mohammed Al-Qasimi. Son gouvernement finance seize musées, couvrant l’art moderne et contemporain, l’archéologie, les cultures islamiques, les sciences, etc. Ouvert en 1997, le Musée d’archéologie reçoit ainsi 50 000 visiteurs par an. Il symbolise l’intérêt que Sharjah porte à son histoire et à celle de son sol, où sont menées d’importantes fouilles archéologiques dirigées par l’archéologue française Sophie Méry, qui ont notamment confirmé la présence sur le territoire d’hommes venus d’Afrique il y a 125 000 ans. En 2014, Sharjah a d’ailleurs été nommée Capitale de la culture islamique. Le Musée d’art, lui aussi ouvert en 1997 dans un bâtiment construit sur le modèle des palais traditionnels, possède une petite mais belle collection d’artistes orientalistes, dont Félix Ziem, Eugène Pavy et David Roberts. Surtout, l’émirat a créé, en 1993, une biennale d’art contemporain qui, après avoir été exclusivement émiratie, se rêve désormais en équivalent, avec ses artistes internationaux (Ernesto Neto, Gabriel Orozco, Shilpa Gupta, Olafur Eliasson…), de la Biennale de Venise. Expositions, conférences, performances, projections de films… sont d’ores et déjà inscrits au menu de la prochaine biennale en 2015 dont la commissaire sera Eungie Joo.
www.sharjahmuseums.ae et www.sharjahart.org/biennial
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Les Émirats arabes unis (EAU) rassemblent sept émirats : Abou Dhabi (le plus grand émirat avec 85 % des territoires des EAU), Dubaï, Ajman, Sharjah, Fujaïrah, Ras al-Khaimah et Umm al-Qaïwain. Ils ont été fondés en 1971, avec leur indépendance reprise aux Anglais. Héros national, le cheikh Zayed ben Sultan Al-Nahyane (1918-2004) est le fondateur de la fédération des EAU.
France-Muséums
France-Muséums accompagnera le Louvre Abou Dhabi dans les prêts d’œuvres consentis par les musées français pour une période de 10 ans. L’agence sera chargée d’organiser des expositions temporaires durant 15 ans. La marque « Louvre » a quant à elle été cédée pour une période de 30 ans et 6 mois. L’agence percevra 164 millions d’euros sur 20 ans.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Vous avez dit… Louvre Abou Dhabi ?