Pierre Henry : « Quand je travaille, je pleure, je ris »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 23 août 2013 - 2029 mots

Son Psyché Rock, l’une des suites de la Messe pour le temps présent écrite en 1967 pour Béjart, est l’emblème d’une génération. Mais le père de la musique concrète est aussi un plasticien qui entre au musée.

L'œil : La longévité de votre carrière, le foisonnement de votre œuvre fascinent plusieurs générations. Quand avez-vous ressenti ce besoin de composer ?
Pierre Henry :
La musique telle que je l’ai inventée m’est apparue lorsque, enfant, j’entendais autour de moi les sons de la nature ou des bruits provoqués : une sorte de « symphonie fantastique » qui s’accrochait à moi. J’ai eu envie d’en concevoir une moi-même, sans l’aide de Dieu. J’ai trouvé vers 12 ou 13 ans le moyen de produire des sons nouveaux, en préparant des instruments, comme un peintre crée des fonds. Ma musique vient de mon cerveau, de mon cœur, de ma sensibilité. Je suis un émotif : quand je travaille, je pleure, je ris.

L’œil : Dans quel milieu familial avez-vous grandi, quelles étaient vos pratiques culturelles ?
P. H. :
Mon père était un mélomane, violoniste, chanteur, et il m’a fait connaître tous les opéras. J’assistais aussi aux premières auditions des grands compositeurs de mon époque et, dès l’âge de 7 ans, mon éducation était axée sur la musique.

L’œil : Qui vous a aidé à percer dans cet univers de la musique concrète ?
P. H. :
J’ai entendu une première étude de Pierre Schaeffer et j’ai souhaité moi aussi donner à voir l’invisible. C’est ainsi que je lui ai montré mes recherches, que nous avons collaboré sur la Symphonie pour un homme seul.
Par ailleurs, Pierre Boulez, avec qui j’étais au conservatoire, a toujours été bienveillant avec moi, et l’Ircam m’a passé commande. J’ai aussi aimé parler musique avec Messiaen ; il m’a fait aimer le merveilleux, tandis que Nadia Boulanger m’a fait apprécier la rigueur, l’épure, comme Stravinsky, qui est venu aux concerts d’improvisation où j’invitais mes amis.

L’œil : Au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, vous présentez vos tableaux, assemblages de composants que le public ne connaissait pas. Vous considérez-vous à la fois comme un artiste et un artisan ?
P. H. :
Bien sûr, j’ai besoin de travailler avec mes mains : je suis pianiste, électroacousticien. Mais ce qui m’intéresse, c’est la force de la pensée, l’artisanat par l’intelligence.

L’œil : Quel a été le point de départ de cet accrochage ?
P. H. :
Être au musée… Cela arrive presque trop vite ! J’ai le trac… Fabrice Hergott a assisté à un concert dans ma Maison de sons, où se trouvent tous mes tableaux, puis il est venu voir ma première exposition à la Galerie Aline Vidal en 2012, et il m’a proposé un accrochage pour le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, qu’il dirige.

L’œil : Depuis combien de temps réalisez-vous une œuvre plastique parallèlement à vos compositions musicales ?
P. H. :
Je me suis mis à la peinture il y a une vingtaine d’années afin de satisfaire une envie irrésistible née en fréquentant les peintres pour lesquels je travaillais. C’est surtout avec mon ami Francis Bouvet, jeune disciple d’André Breton, que j’ai été particulièrement envoûté par les surréalistes, ferment de mon futur pictural. Il est certain que l’amitié avec Arman a été riche d’idées. Je tiens à dire que je me suis mis vraiment à la peinture, dans ma maison, dans une sorte de volonté de communiquer avec mon entourage par le geste plutôt que par les mots ; je n’aime pas beaucoup les mots, je préfère le geste en quelque sorte photographié. Quand je pense qu’il m’est arrivé de briser un instrument pour provoquer un son ! On est là proche de la performance.

L’œil : Dans les années 1950-1960, étiez-vous conscient des révolutions plastiques en cours, comme le Nouveau Réalisme ?
P. H. :
Je n’étais pas si intéressé par ces esthétiques. Dans mon studio, cependant, il y a toujours eu beaucoup d’artistes. Quelques-uns me disaient qu’ils avaient besoin de ma musique pour peindre, d’autres apportaient des sculptures pour que j’imagine des sons. Je les ai certainement influencés. Je reconnais qu’un artiste comme Max Ernst a été très important pour moi, sa construction intellectuelle est proche de ma musique, tout comme Arman, à qui j’ai toutefois toujours reproché de réaliser des accumulations trop « fermées ». J’apprécie aussi Tinguely parce que, comme lui, j’aime donner vie, Schwitters également. Mais, comme pour la musique avec Stravinsky, dans la modernité en peinture il n’y a qu’un seul homme : Kandinsky.

L’œil : Qu’avez-vous eu envie de montrer de vous-même, de votre univers, avec cette exposition au Musée d’art moderne ?
P. H. :
Ma peinture n’est pas forcément réaliste, mais elle aime montrer les ressources de mon imaginaire d’une façon précise, équilibrée et proche, pour moi, du dessin d’architecte. Le parcours de l’exposition a été écrit comme une partition sur des cartons, à l’échelle de la salle, afin de créer une dynamique. Le premier chapitre traite de la naissance et des premiers sons de la musique concrète et de mes expériences personnelles électroacoustiques. Le suivant est dédié aux appareils, nouveaux instruments de musique actuelle. Le troisième est consacré au piano, le meilleur générateur de bruits et de sons inouïs que j’ai jamais connu : il me semble digne des plus beaux sons de la nature, comme le vent et l’orage. Ensuite, l’exposition se concentre sur mes collaborations artistiques.

L’œil : Et elles sont nombreuses !
P. H. :
Oui. Il y a en particulier celle avec Maurice Béjart : il a trouvé un langage, on comprend l’histoire en regardant ses danseurs, cela m’a appris qu’avec la musique je pouvais aussi raconter quelque chose. Il m’a enseigné l’art de la scène, de la scénographie, de la dramaturgie musicale ; en échange, je lui ai apporté une rythmicité chorégraphique tout à fait inédite. Pas moins de quinze ballets nous ont réunis. On a comparé notre relation à celle unissant John Cage à Merce Cunningham.
D’autres artistes et chorégraphes ont été déterminants pour moi : Nicolas Schöffer, Alwin Nikolaïs, Carolyn Carlson, Merce Cunningham, Maguy Marin. J’ai voulu également évoquer les peintres avec lesquels j’ai travaillé, tels Klein, Degottex, Mathieu, François Dufrêne, Villeglé. Le dernier chapitre aborde la musique dans tous ses états, c’est-à-dire en toute liberté, à la fois de tonalité et de dynamique.

L’œil : Vous utilisez souvent des panneaux de bois, des assemblages de composants venant de vos appareils d’enregistrement : vos œuvres picturales sont-elles toujours le prolongement de vos compositions ?
P. H. :
Au début de mon travail pictural, ma préoccupation première a été le support, car je n’apprécie pas les cadres, qu’ils soient grands ou petits ; j’ai l’impression d’être « muselé ». En choisissant le bois comme support principal, même si à l’occasion il peut y en avoir d’autres, au hasard des rencontres, j’ai voulu travailler sur la couleur du fond, son grain, le dessin interne du bois et ses possibilités importantes de fixation. L’utilisation de mes appareils – magnéto, console, amplificateurs et appareils plus secrets de mes débuts – a été pour moi nécessaire, car il fallait que ma musique ne soit pas seulement écoutée, mais se concrétise en un vaste dessein d’épure de structures, de mirages. On parle de composants – composant est un beau mot parce que proche de composition – avec des sons, des notes, des condensateurs, des résistances, des vis, des écrous, et tout ce qui fait partie du mystère de l’électricité. Ma peinture prend naissance dans le phénomène électrique. Mon œuvre musicale n’a pas besoin de prolongement mais de compagnonnage, et ma peinture en est le parallèle plus ou moins aimable.

L’œil : Combien de tableaux avez-vous déjà réalisés ?
P. H. :
Il en reste trois cents environ. J’en ai beaucoup détruit.

L’œil : Quelles sont vos sources d’inspiration ?
P. H. :
L’inspiration ne peut, pour moi, être racontée ; elle sera toujours indicible. Mais je peux dire que j’ai été abreuvé de littérature ancienne et cela m’a inspiré de grands thèmes de ma musique. Par ailleurs, des écrivains contemporains comme Henri Michaux m’ont inspiré. J’écris moi-même des poèmes et j’ai publié Journal de mes sons. Le texte m’intéresse, je vais beaucoup au théâtre.

L’œil : La création plastique est-elle pour vous aussi fondamentale que la composition ? Auriez-vous souhaité faire une carrière de plasticien ?
P. H. :
Quand j’étais petit garçon, j’avais le désir d’être un jour peintre, je dessinais des cartes géographiques anciennes, je constituais des ensembles de tapis, de labyrinthes. Comme la musique des sons m’est apparue très jeune, j’ai oublié la peinture pendant de nombreuses années. La musique est essentielle à ma vie, car plus proche de ma pensée, alors que la création plastique est plus proche d’un automatisme de gestes. Si on dit de mes œuvres plastiques qu’elles ne sont pas « de la peinture », cela m’amuse ; mais si on affirme que mes compositions ne sont pas « de la musique », cela me peine. Je mets la musique au-dessus des autres arts, elle peut révolutionner l’humain.

L’œil : Dans votre maison, vous créez, donnez des concerts, exposez : est-t-elle votre œuvre d’art totale ?
P. H. :
C’est là que j’enregistre en permanence au sous-sol, une œuvre à jets continus. J’y suis toujours sur la brèche, dans la pensée d’une composition. C’est aussi mon atelier de peinture. Je n’ai plus aucun autre loisir, je vis de cette multicréation, j’ai envie de me retrancher ici, de ressentir le temps passé, de l’œuvre de la maturité à celle de la vieillesse.

L’œil : En 1971, déjà, vous aviez donné des concerts à l’ARC2. Aimez-vous jouer dans les musées ?
P. H. :
J’ai beaucoup joué dans les musées et les galeries pour être proche affectivement des peintres que j’aime et avec lesquels j’ai travaillé ; mais la meilleure acoustique reste l’extérieur du Centre Pompidou : c’est en effet sur la Piazza que j’ai donné un concert en 2000 devant quinze mille personnes.

L’œil : Vous avez présenté pour la première fois vos œuvres à la Galerie Aline Vidal. Quelle est votre opinion sur le marché de l’art aujourd’hui, sur son côté spéculatif ?
P. H. :
Je suis très méfiant. Je n’aimerais pas avoir une galerie qui me pousse à produire, à devenir célèbre malgré moi. Aline Vidal est une amie, c’est différent : elle vient, elle adore mes travaux, elle repart avec une œuvre, je ne peux pas lui résister.

L’œil : Quels sont vos musées préférés dans le monde ?
P. H. :
Tous mes livres de peinture !

L’œil : Quelles sont les plus grandes satisfactions et les plus grands regrets de votre carrière ?
P. H. :
Je suis incapable de faire ce genre de point : les joies, je les ai en temps réel ; et les regrets, je les oublie très vite.

L’œil : Avec Messe pour le temps présent créée pour Béjart, trois générations vous connaissent, quel effet cela fait-il ?
P. H. :
Cela a été un tel tabac ! Tous les jeunes connaissent, de Quimper à Paris ! On ne s’en remet pas. Mais pour le festival Musica [à Strasbourg], j’ai retravaillé ce morceau, j’ai réussi à le moderniser. Un exercice de style ! Mais c’est la dernière fois que je le joue. Mon chef-d’œuvre, je considère que c’est L’Apocalypse de Jean, pour sa fertilité d’inventions sonores, et surtout Le Voyage pour ses grandes mélodies continues.

Pierre Henry de la scène au musée

Inventeur avec Pierre Schaeffer de la musique concrète dans les années 1950, le compositeur Pierre Henry est aussi l’auteur d’une œuvre plastique. Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris lui ouvre ses portes et présente au sein de ses collections permanentes 53 créations que l’artiste appelle « peintures concrètes » et qui font partie intégrante de la Maison des sons. Constituées d’assemblage de matériel d’enregistrement et de mixage collés sur panneau de bois, les tableaux se déploient comme une partition visuelle synthétisant en cinq chapitres sa carrière musicale et dessinent ainsi un autoportrait de leur auteur en creux.

« Autoportrait en 53 tableaux », Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Paris-16e, jusqu’au 1er décembre, www.mam.paris.fr

Biographie

1927 Naissance à Paris.

1937-1947 Conservatoire national supérieur de musique de Paris.

1950 Compose avec Pierre Schaeffer la Symphonie pour un homme seul sur laquelle Maurice Béjart crée un ballet en 1955.

1982 Il ouvre un nouveau studio à Paris baptisé Son/Ré où il compose plus de 70 œuvres.

1985 Grand Prix national de la musique.

1993 Musique synchronisée sur le film L’Homme à la caméra de Dziga Vertov de 1929.

2007Création d’Objectif Terre présenté au Festival d’Avignon.

2012 Expose pour la 1re fois ses tableaux chez Aline Vidal.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°660 du 1 septembre 2013, avec le titre suivant : Pierre Henry : « Quand je travaille, je pleure, je ris »

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