Livre

Entre-nerfs

Art brut du Japon, un autre regard

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 avril 2019 - 772 mots

Publié chez 5 Continents Éditions, l’ouvrage consacré à l’Art brut japonais déçoit par sa frivolité graphique. Une déception d’autant plus vive et cruelle que le sujet réjouit par son ampleur comme par sa profondeur.

Depuis plusieurs années, l’Art brut donne lieu à de nombreuses publications qui, les unes après les autres, exhument des fonds longtemps ignorés et sondent des territoires méjugés. Parus tous deux en octobre 2018, De l’art des fous à l’art psychopathologique– une exploration de la collection Sainte-Anne parue chez Somogy – et L’Art brut– ébouriffante somme publiée par Citadelles & Mazenod – suffisent ainsi à prouver l’actuel regain d’intérêt pour ces créations marginales dont l’étonnante polysémie et l’exubérante polymorphie mettent au défi les éditeurs. Par ailleurs, piochant dans l’inédit, ces ouvrages mettent à l’honneur des institutions majeures dans ce travail de valorisation, que l’on pense à la Halle Saint-Pierre, à Paris, à l’American Folk Art Museum de New York, et, plus encore, à la Collection de l’art brut, à Lausanne, qui abrita du 30 novembre 2018 au 28 avril 2019 l’exposition dont le présent ouvrage constitue le catalogue.

Bariolage graphique

D’un format moyen (21 x 27 cm), en cela conforme à la plupart des catalogues d’exposition, la couverture du livre annonce la couleur, ou plus exactement les couleurs : la première abrite sur un fond mauve un masque totémique conçu par Strange Knight, un artiste inconnu, mort l’an passé, tandis que, sur la quatrième, la céramique de Komei Bekki flotte sur un fond bicolore des plus suspects – jaune citron et vert gazon. Pas de résumé, pas de note d’intention. Des couleurs et des œuvres.

Bleu ciel, comme pour mieux entériner ce bariolage graphique, le dos confronte en lettres blanches le titre français avec sa traduction anglaise, manière de signifier le bilinguisme de cet ouvrage, somme toute assez logique, eu égard à son sujet et à son horizon d’attente. Signée Sarah Lombardi, directrice de l’institution lausannoise, une préface concise revient sur la redécouverte de cet « art incognito », tel que l’Art brut japonais fut baptisé à compter d’une exposition pionnière (conçue en 1997 par la galeriste Yukiko Koide), et explicite la genèse du projet, qui entend (re)présenter l’extraordinaire foisonnement typologique des productions nippones.

Formulations incertaines

Confiée à Tadashi Hattori, la première contribution envisage la situation de l’Art brut japonais. Au milieu du gué, crédité tantôt d’une vertu thérapeutique tantôt d’une dimension artistique, cet « art incognito » l’est de moins en moins à la faveur d’initiatives et promotions variées, visant à plébisciter les créations de personnes en « situation de handicap ». Plus conséquente, la seconde contribution est signée Edward M. Gómez. Intitulée « Un autre regard sur l’Art brut dans le Japon d’aujourd’hui », elle en dresse un panorama artistique qui, riche de considérations historiques et institutionnelles, permet de mesurer la spécificité comme les ambiguïtés d’un domaine si particulier, notamment en matière de réception critique.

De ces deux essais, dont on eût aimé qu’ils fussent encore plus documentés, notamment par des photographies, le lecteur déplorera, outre les ronds et les carrés accueillant respectivement une présentation succincte de l’auteur et les traditionnelles notes de bas de page, une traduction naïve et des formulations incertaines (« Ce sont généralement des amateurs qui dirigent ces programmes, dans l’espoir que le pouvoir thérapeutique de l’art produisent [sic] des effets positifs »).

Frivolité graphique

Opportunes, les courtes notices biographiques, reléguées à la fin du catalogue, ne parviennent pas à consoler de cette frivolité, et notamment du peu de soin accordé aux reproductions d’œuvres, qui composent pourtant le cœur de l’ouvrage. En effet, de nombreuses pièces détourées flottent dans l’espace, sans ombre et sans relief, ainsi les céramiques primitives de Kazumi Kamae ou les somptueux masques de papier mâché de Strange Knight, de telle sorte que chaque production semble purgée de toute épaisseur et de toute corporéité. Ainsi aplaties et affadies, les œuvres deviennent de vulgaires images lévitant au milieu de pages blanches, rouges, jaunes ou bleues, tels des papiers découpés ou des photomontages. Comment, sans les reproduire parfaitement, exhausser la qualité intrinsèquement artistique de ces réalisations délicieusement prosaïques ? De même, comment ne pas regretter que les légendes des variations gestuelles d’Akiko Yokoyama, pareilles à celles de Cy Twombly, soient rendues illisibles par le fond ocre du papier comme si, à son tour, le texte avait voulu contrarier, en ne la satisfaisant jamais, la curiosité du regardeur ?

La consolation, la vraie, est ailleurs, entre les pages 66 et 71, avec Moeko Inada, une jeune artiste trisomique dont chaque composition, au crayon de couleur et au stylo à bille, est une superbe itération qui, empruntant aux calligraphies zen, explore le vortex voluptueux du monde et l’ellipse vertigineuse de nos secrets. Follement magistral.

Sarah Lombardi, Edward M. Gómez (dir.),
Art brut du Japon, un autre regard,
5 Continents Éditions, 184 p., 39 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Art brut du Japon, un autre regard

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