Citadelles & Mazenod publie dans la collection \"L'art en mouvements\" un important volume sur l’expressionnisme, aussi passionnant qu’iconoclaste.
L’expressionnisme, de quoi s’agit-il ? Pour les historiens de l’art, le terme désigne, à partir de 1912, les nouvelles tendances artistiques qui apparaissent en Allemagne parallèlement au fauvisme en France. Ces tendances se regroupent principalement autour de deux « mouvements » : Die Brücke (« Le pont », association créée en 1905 à Dresde) et Der Blaue Reiter (« Le cavalier bleu », soit des artistes réunis à Munich autour d’une exposition et de la publication d’un almanach en 1911-1912). Les membres du premier se nomment Kirchner, Heckel, Schmidt-Rottluff, Nolde, Pechstein. Ceux du Blaue Reiter ne sont pas moins célèbres, avec Kandinsky, Jawlensky et Marc. Si le programme des premiers est assez vague (« Est des nôtres celui qui traduit avec spontanéité et authenticité ce qui le pousse à créer », écrit Kirchner en 1906), celui des seconds n’est pas plus clair, qui insiste sur la « nécessité intérieure » chère à Kandinsky (« Faire apparaître les impulsions intérieures dans toutes les formes qui provoquent une réaction intime chez le spectateur, tel est le but que le Blaue Reiter s’efforcera d’atteindre », clame Franz Marc en 1911). Bref, il serait bien délicat de définir l’expressionnisme si celui-ci ne se retrouvait pas dans un style commun, qui trouve son origine chez Van Gogh et Munch avec la violence des couleurs appliquées en taches vives, la touche épaisse et mouvementée, la distorsion des formes, l’opposition forcenée au réalisme et la volonté d’exprimer des tensions psychologiques annonciatrices de la Première Guerre mondiale…
Publié aux éditions Citadelles & Mazenod, L’Expressionnisme d’Itzhak Goldberg, professeur d’histoire de l’art à l’université de Saint-Étienne et critique au Journal des Arts, n’entend pas se satisfaire de cette définition jugée trop simple ou simpliste. En témoigne le sous-titre de l’ouvrage : « Une esthétique européenne ». Pour l’auteur, qui remarque que le mouvement « n’est pas lié à un programme précis et ne se limite pas au domaine artistique », l’expressionnisme est avant tout « un état d’esprit ». Cet « état d’esprit », dit-il, est présent avant 1905, puisqu’il « trouve ses racines dans les nombreuses sécessions qui, à partir de 1892, s’étaient formées au sein des associations d’artistes de Munich, de Vienne, de Berlin ». « Il est impossible, écrit Itzhak Goldberg, de ne pas voir à quel point l’expressionnisme dépasse le seul cadre esthétique et peut, de ce fait, être considéré comme un véritable mouvement de contestation sociale et politique. »
C’est donc une volonté d’élargissement qui préside à cet ouvrage. Si Die Brücke et Der Blaue Reiter ont chacun droit à leur chapitre, séparés par un autre consacré aux « pratiques et imaginaires » de l’expressionnisme (la gravure, la sculpture, le primitivisme, etc.), l’ouvrage dépasse les frontières de l’Allemagne pour regarder « du côté de l’Autriche » où s’est développé un « expressionnisme spécifique », et pour cause : Vienne, qui se caractérise par « une concentration de talents exceptionnels », « reste relativement imperméable aux assauts des différents mouvements d’avant-garde », remarque Goldberg. Ces talents s’appellent Kokoschka, Schiele et Klimt, et s’apparentent à l’expressionnisme par l'utilisation qu'ils font du corps et par leur appartenance à la famille des artistes maudits – et dont Richard Gerstl serait le héros.
Mais Itzhak Goldberg étend son propos bien au-delà de l’Europe centrale. « Cantonner le mouvement expressionniste à l’aire de la culture germanique relève de l’artifice », écrit-il en ouverture d’un chapitre qui reproduit un détail de L’Étranger de Permeke et Le Groom de Soutine, soit deux œuvres peintes en 1916 et 1925 par un artiste belge et un autre russe émigré en France.En France, Vlaminck mériterait ainsi d’être réévalué en ce sens, comme Chabaud qui « fait partie de ces quelques artistes qui se situent dans un entre-deux [le fauvisme et l’expressionnisme] difficilement classable ». Idem pour Rouault, voire Van Dongen, avant qu’il ne devienne portraitiste mondain. En Belgique, les œuvres de Masereel ou Van den Berghe, après celles d'Ensor, font l’objet d’une même relecture.
Emporté par son élan, Goldberg analyse alors l’élasticité du concept expressionniste en le déplaçant d’abord du côté de l’expressionnisme abstrait américain – il voit dans le recours au primitivisme (précolombien chez les Rothko, Gottlieb ou Pollock, africain chez les Européens) la pierre de touche d’un expressionnisme commun –, puis de la création allemande d’après-guerre, aujourd’hui encore emmenée par Baselitz et Kiefer.
Après tout, l’historien n’a-t-il pas commencé par introduire son livre en reproduisant le Retable d’Issenheim de Grünewald, peint en 1512-1516 ? « En réalité […], depuis toujours, des artistes ont pratiqué la distorsion formelle et chromatique à des fins d’expressivité, relève Itzhak Goldberg. Si les convulsions douloureuses de la Crucifixion de Grünewald en restent l’exemple le plus connu et le plus probant – ce n’est pas un simple hasard si la première monographie consacrée à ce peintre date de 1911 –, certaines œuvres de Rembrandt dégagent déjà ce sentiment expressif. » Ce que le livre, tout entier, s’attache à démontrer.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’expressionnisme, une esthétique européenne
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Alberto Giacometti. Catalogue raisonné des estampes. 1917-1965,
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°704 du 1 septembre 2017, avec le titre suivant : L’expressionnisme, une esthétique européenne