Le Centre Pompidou, à Paris, met en scène un face-à-face édifiant entre Piet Mondrian et le groupe De Stijl.
PARIS - Il est des expositions qui engendrent plus qu’un enthousiasme : une ferveur. « Je viens tous les soirs depuis l’ouverture », dit un artiste rencontré dans les salles. Voilà qui contraste avec le constat d’Alfred Pacquement en préface à l’indispensable catalogue, constat développé par la commissaire de l’exposition « Mondrian », Brigitte Léal, de la maigre représentation de l’artiste dans les collections nationales (au-delà des quelques œuvres, dont deux pièces majeures du Musée national d’art moderne). De son isolement parisien aussi, ingrate France où Mondrian vécut pourtant, dans l’entre-deux-guerres (de 1917 à 1938).
Le parti pris du Centre Pompidou, à Paris, proposer deux expositions en une, aide à situer la démarche radicale de Mondrian, la monographie consacrée à Mondrian déployant sa densité en parallèle aux figures et enjeux du groupe De Stijl. On sait comment la logique avant-gardiste a valu bagarres et dissensions (B. Léal parle de « schisme »), entre un Mondrian qui sait reprendre dans sa propre intelligence plastique les pistes qu’explorent d’autres peintres, et les proches de De Stijl – contributeurs à la revue éponyme –, dont les différents modes d’intervention vont de l’énoncé théorique à la construction architecturale en passant par l’utopie urbanistique. Le parcours offre un vis-à-vis dans une relation à la fois de proximité et de contradictions.
Dès l’entrée, le bouillon dont sortent l’un et les autres dans les dernières années du XIXe siècle est décrit, à travers ce lit symbolo-théosophico-fauve qui forme les conditions historiques de l’aventure moderne de l’abstraction. J. L. M. Lauwericks, Théo Van Doesburg, Elisabeth Stoffers, Georges Vantongerloo, Bernard Toon Gits (son étrange Peinture visionnaire de 1916) forment un cortège aux paysages de Mondrian, où la réflexion espace-couleur-dessin est déjà marquante.
Effet de caisson lunimeux avant la lettre ici souligné par la scénographie de Laurence Fontaine, le vitrail ouvre une piste vers un espace pictural autre et permet l’ancrage dans l’architecture, qu’elle soit d’intérieure, espace privilégié, ou étendue à la ville. La ville du Xxe siècle ne saurait demeurer une extériorité désordonnée, telle que la dessinera Mondrian, mais devient, c’est le sens profond de la formule mondrianesque de la « beauté générale », le site par excellence de l’invention d’un ordre nécessaire au monde vécu de l’homme moderne. C’est la seconde section de la partie « De Stijl », dont le commissariat revient à Frédéric Migayrou et Aurélien Lemonier, qui donnera sa mesure à cette extension du domaine de l’art. L’aspect visionnaire de l’espace bâti y demeure stupéfiant. La pratique du pavillon d’exposition, à laquelle la modernité est si redevable, est restituée ici par quelques reconstitutions, architectures éphémères et fragiles mais puissamment paradigmatiques. Le passage du monde construit des De Stijl à l’univers pictural de Mondrian et réciproquement permet une contextualisation et une lecture éclairée des démarches. C’est assurément, même si De Stijl se trouve à l’étroit dans le partage avec le parcours monographique, l’une des réussites de l’exposition. La présence de l’atelier mythique de la rue du Départ renvoie Mondrian au propre de son rapport à l’architecture, intime et décisif. Mais l’espace pour lui, c’est avant tout celui des dimensions inexplorées : l’espace pictural. C’est là que réside la « leçon » à reprendre sans se décourager de ce volet de l’histoire de l’abstraction.
Si le parcours est saisissant, c’est parce qu’il permet de suivre l’engagement à la fois radical et tâtonnant de Mondrian, même s’il faut un regard très exercé et les commentaires savants pour en prendre la mesure. Car l’exigence que le peintre y apporte, menant son tableau très prés de l’évidence, est réduite en moyens à proportion de ce qu’elle ambitionne pour le rôle de la peinture devant le monde. C’est un pivot de la culture visuelle et de la culture tout court de l’Occident moderne qui se joue là. Il faudra bien que l’abstraction ne soit plus jugée comme une figuration à laquelle manque la ressemblance, par défaut donc, mais comme l’hypothèse concrète et désormais avérée que le territoire d’action de l’homme n’est pas le seul espace physique et optique. Et qu’il comprend cet univers auquel rêve concrètement le Néoplasticisme, au gré d’une « mathématique plastique » que Mondrian, seul à côté de ses proches, tente d’assigner dans le plan animé du tableau. Cet univers ne devrait pas nous paraître si lointain, si « abstrait », à nous qui sommes si vite devenus familiers de l’espace désormais banal et que pourtant nous ne « voyons » pas non plus : le cyberespace et sa virtualité. N’a-t-il pas fallu une révolution « plastique » dont Mondrian demeure une clef pour pouvoir penser et pratiquer collectivement l’espace numérique ?
Jusqu’au 21 mars 2011, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 14 63, tlj sauf mardi 11h-21h jusqu’au 23h le jeudi. Cat. Mondrian, 360 p., 350 ill., 49,90 euros ; cat. De Stijl, 1917-1931, 320 p, 350 ill., 49,90 euros.
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L’invention de la beauté générale
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°337 du 16 décembre 2010, avec le titre suivant : L’invention de la beauté générale