Président de la Centre Pompidou Foundation, le collectionneur américain Bob Rubin est un francophile avéré. Parcours d’un homme entre rigueur et rigorisme
« Bob Rubin fait partie des gens dont on aime l’énigme, prévient le commissaire d’exposition Dominique Païni. Ça lui va bien, ça lui donne une élégance. Mais il ne fait pas du mystère une pose. » Le collectionneur américain est effectivement un personnage en pointillé, aussi secret que paradoxal. Cultivant les grands écarts, l’ancien financier apprécie le baroque poétique de Cocteau, l’« homme éther » par définition, tout en aimant le minimalisme de Jean Prouvé, constructeur par excellence. En dépit de cette profonde hétérogénéité, Rubin sangle ses propos dans une cotte de maille intellectuelle. Ainsi dissèque-t-il sèchement les courroies entre ses deux passions, les voitures et le design industriel, niant au passage toute velléité spéculative ou affective. À trop mettre un couvercle sur ses émotions, l’homme semble passablement coincé. « Il n’est pas expansif. Avec lui, il faut être chaleureux pour deux, mais on est payé en retour, confie Dominique Païni. Il aime qu’on le force à rire. Il se retient, mais il a des éclats de rire bruyants dans les yeux. Il est prisonnier de sa pudeur qu’on a envie de bousculer. Il aime donner, mais cela ne se voit pas. Il a les moyens d’un orgueil bien placé. Il veut être mérité. » Non qu’il soit de ces donateurs mondains anxieux de voir leurs noms inscrits dans le marbre. Troisième génération d’immigrants juifs, élevé dans une famille middle-class du New Jersey, Bob Rubin n’use guère de sa collection comme d’un sésame social. « C’est plutôt le profil de l’intellectuel qui a réussi dans les affaires », souligne Bruno Racine, ancien président du Centre Pompidou (lire p. 4). Sa francophilie, née à la suite de son année d’étude à Rennes en 1969 et confortée par son soutien actif au Centre Pompidou, en fait même un être à part dans la galaxie des figures de pouvoir américaines.
D’un père mécanicien, il a hérité le goût des voitures, mieux, de la mécanique. Après avoir restauré une Jensen Healy, il jette son dévolu sur une Ferrari 275 GTB puis sur une Bugatti de 1933. « Je suis intéressé par des choses qui sont fonctionnelles, pas seulement décoratives ou artistiques. Une voiture ne peut juste être belle. Elle doit aller vite, explique-t-il. De même, une architecture ne peut juste sembler belle sur papier glacé. Il faut qu’on vive avec. Or certains architectes s’y croient un peu trop, ils sont devenus des marques, comme les grands chefs. » Les liens entre l’architecture et l’automobile se tressent inopinément en 1993. Alors qu’il envisage d’acheter en vente publique du mobilier d’Ettore Bugatti, il se rabat finalement sur des meubles de Pierre Chareau. Et plonge avec zèle dans des recherches sur la modernité le conduisant de fil en aiguille à Jean Prouvé. Retiré des affaires en 2000, il s’est attelé dès l’année suivante à une thèse sur le préfabriqué en France dans l’entre-deux-guerres. « Il ne s’est pas intéressé au travail de mon père par simple intérêt financier, il en a une compréhension profonde, souligne Catherine Prouvé, ayant droit du constructeur. Rubin ne se cale pas sur un marché ni sur un vent qui passe. Il est indépendant, y compris de notre famille. » L’intéressé en convient : « Quand j’ai le virus, je l’ai méchamment. J’étais intéressé par les propriétés des différents métaux. Aussi bien chez Chareau que chez Prouvé, il n’y a pas grande différence entre le mobilier et l’architecture. La Maison de verre est-elle une architecture ou une grande pièce de mobilier ? »
Chareau et Prouvé
La question vaut tout autant pour trois Maisons tropicales que Prouvé avait construites à Niamey (Niger) et Brazzaville (Congo), et dont Rubin finance le rapatriement et la restauration par le marchand parisien Éric Touchaleaume à la fin des années 1990. « Je voulais faire quelque chose d’“anti-marché” et montrer que Prouvé est un architecte et non un décorateur », indique-t-il. Mais entre le marchand et le collectionneur, le torchon brûle. « Il a tiré la couverture à lui en organisant une exposition sans me demander mon avis », grince le galeriste. Le collectionneur riposte : « Éric n’était pas assez prudent avec mon argent, il ne me consultait pas de façon adéquate avant d’acheter certaines pièces. » Un procès les oppose sur des questions de droits photographiques. Depuis, les anciens associés ont mis un mouchoir sur leur discorde.
Si Rubin se délecte de la restauration des vieux bolides et des maisons préfabriquées, il aime aussi respirer le génie des lieux. Il a ainsi habité l’appartement parisien de Cocteau et Jean Marais de 1993 à 2005 avant de racheter la Maison de verre de Pierre Chareau. « Penser relève chez lui d’un habitus, le parti pris de s’immerger dans un espace », souligne Dominique Païni. En retirant quelque 180 kg de poussière et plusieurs meubles inutiles, l’amateur rénove le bâtiment afin de le rendre habitable, tout en lui restituant une certaine lisibilité. Visiblement, cet ancien financier ne place pas l’argent au-dessus des lois patrimoniales. Ainsi a-t-il choisi de donner en 2006 une Maison tropicale au Centre Pompidou, après l’avoir montrée dans plusieurs villes américaines, notamment au Hammer Museum à Los Angeles. À titre comparatif, l’hôtelier André Balazs a acheté en 2007 à hauteur de 5 millions de dollars (3,8 millions d’euros) chez Christie’s une autre Maison tropicale pour l’inscrire dans un projet de station balnéaire… « Bob Rubin avait le sentiment que la Maison devait revenir au Centre Pompidou, qui a toujours eu une relation privilégiée avec Prouvé. Celui-ci était le président du jury qui a choisi Piano et Rogers pour l’architecture, et la famille Prouvé venait de nous donner ses archives », rappelle Alfred Pacquement, directeur du Musée national d’art moderne (MNAM). Conservateur au MNAM, Olivier Cinqualbre ajoute : « Notre ambition est de réunir des pièces permettant de voir le travail de conception d’un architecte. Cette logique de collection satisfait intellectuellement Bob Rubin. » Mais l’éternel étudiant, qui a tenu à écrire dans le livre sur la Maison tropicale, n’essaye-t-il pas d’entrer en concurrence avec les conservateurs du musée ? « Je ne suis pas dans une relation de collègue ou de concurrent avec lui, réplique Olivier Cinqualbre. Parfois, avec les collègues, on sait qu’on peut obtenir quelque chose d’eux, mais on sait aussi qu’il faut un échange de même valeur. Avec Rubin, on n’a pas d’échange précis sur tel ou tel aspect de son travail universitaire. Il ne nous sollicite pas comme des “paradirecteurs de recherche” ou des copains de fac. »
Travail de fond
Non content d’offrir la Maison à Beaubourg, quitte à aiguiser la jalousie du Museum of Modern Art (MoMA) de New York, Rubin est aussi président de la « Centre Pompidou Foundation », une association d’amis américains, longtemps ronronnante. « Bob Rubin prend tout au sérieux, n’a pas de vanité personnelle. La fondation qu’il préside est active et non mondaine », affirme Bruno Racine. Comprenez, ses membres ne sont pas des acharnés du caritatif ! « Bob donne un climat personnel de rigueur et d’éthique à la fondation, plaide Scott Stover, directeur de l’institution. Il a une vision philanthropique éclairée, à long terme. » Quitte à payer certaines opérations de sa poche. Il a ainsi financé en 2006 l’exposition « French Modern Sources » organisée durant la foire Art Basel Miami Beach pour valoriser l’action de la fondation. Il a aussi puisé dans son portefeuille lorsque le musée a voulu acquérir du mobilier de Djo-Bourgeois. Mais comment réussit-il à convaincre ses compatriotes de donner à un musée français plutôt qu’américain ? Rubin déroule ses arguments : « Beaubourg fait un travail de fond et, subtilement, prend des risques que les musées américains de même calibre ne prendraient pas. “Traces du sacré” était une exposition risquée, comme celles de Cocteau ou de Godard. Le corps des conservateurs est aussi plus varié, moins corporatiste que dans les musées américains. » Il n’en reconnaît pas moins que l’institution trentenaire vit une période de transition, « a le choix entre la créativité ou l’entropie » et « doit continuer à se poser des questions ». Ce d’autant plus que la France peut bénéficier d’un vrai tournant, ce qui ne semble pas être le cas de la Grande-Bretagne. « Londres pourrait ne jamais se remettre de la crise, affirme-il. Ce qui avait transformé Londres en destination s’est vaporisé. La France peut construire dans ce vide. »
1953 : Naissance à Perth Amboy (New Jersey)
2004 : Vente d’une partie de sa collection chez Sotheby’s
2005 : Achat de la Maison de verre de Jean Prouvé
2006 : Don d’une Maison tropicale au Centre Pompidou ; président de la Centre Pompidou Foundation
2009 : Publication d’un ouvrage sur la Maison tropicale
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Bob Rubin, collectionneur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°295 du 23 janvier 2009, avec le titre suivant : Bob Rubin, collectionneur