« Au cours des cinquante dernières années, l’histoire de l’art chinois a été entièrement réécrite après des découvertes archéologiques exceptionnelles. Les grandes expositions ont sensibilisé le public, et cet intérêt a été soutenu par l’apparition sur le marché de quantité d’objets ». Ainsi Giuseppe Eskenazi analyse-t-il cette profonde mutation. Dans cet entretien, il dresse un état des lieux du marché après la crise asiatique, s’exprime sur les relations nouvelles entre Hong Kong et le continent, et constate une « ambiguïté » dans la politique chinoise de contrôle des exportations. Par ailleurs, le marchand londonien s’explique sur la fermeture du département d’Art japonais de sa galerie Eskenazi Ltd. Cette décision a entraîné la dispersion chez Christie’s, le 17 novembre, d’une superbe collection de netsuke, laques et inro, qui a été intégralement vendue pour 730 000 livres sterling (7,3 millions de francs).
Pourquoi avez-vous décidé de fermer votre département d’Art japonais, pourtant reconnu mondialement ?
S’il a connu un tel succès, c’est grâce à l’engagement de Luigi Bandini, qui le dirigeait depuis 1976. Après sa disparition, en 1996, nous n’avons pas pu trouver le remplaçant qui convenait. Les netsuke et les inro sont achetés par des collectionneurs spécialisés dans des domaines très précis ; ils ont besoin qu’on leur accorde beaucoup de temps et de patience. Chez Eskenazi, nous sommes fiers de mettre la barre très haut, et nous avons décidé qu’il était préférable de fermer le département plutôt que de le confier à quelqu’un qui n’aurait pas les compétences de Luigi. Nous n’avons plus de stock d’inro et de netsuke, mais nous continuons à acheter des sculptures et des porcelaines rares, pour les vendre à des musées ou à des clients très exigeants.
Existe-t-il des points communs entre les collectionneurs d’art chinois et ceux d’art japonais ?
Très peu. Dans les années cinquante et soixante, beaucoup de collectionneurs étaient spécialisés dans les deux domaines. Mais il arrive un moment où l’un des domaines prend le dessus, soit pour des raisons économiques, soit par passion. Les œuvres d’art japonais de moyenne gamme sont relativement abordables. Mais l’acquisition d’art chinois nécessite beaucoup plus de moyens.
Par quoi sont intéressés les collectionneurs japonais ?
En général, ils collectionnent les paravents, les peintures, les calligraphies, les laques, la porcelaine, la sculpture et la céramique ancienne. Tout ce qui concerne la cérémonie du thé est très recherché. Mais ces objets sont très chers et la jeune génération est moins intéressée.
Quelles ont été les répercussions de la crise asiatique sur le marché ?
Les difficultés économiques du Japon, associées aux scandales financiers, ont entraîné l’effondrement de l’économie et provoqué la paralysie du marché de 1991 à 1997. Les Japonais ont commencé à relever la tête l’année dernière, mais cela n’a rien de comparable avec les syndicats de marchands qui occupaient le devant de la scène à la fin des années quatre-vingt. L’offre en œuvres d’art japonaises est très limitée et, au cours des vingt dernières années, les pièces autrefois sorties du pays l’ont réintégré, rachetées au meilleur prix. Il y a en fait peu de collectionneurs sérieux hors du Japon.
En quoi sont-ils différents des collectionneurs d’art chinois ?
Au milieu des années quatre-vingt, des quantités impressionnantes d’œuvres d’art sont sorties de Chine. Les lois économiques de l’offre et de la demande ne s’appliquent pas au marché de l’art. Si l’approvisionnement s’était tari, les prix se seraient effondrés. Et il aurait très bien pu se tarir. Lorsque j’ai débuté mon activité de marchand, dans les années soixante, beaucoup d’anciennes collections britanniques arrivaient sur le marché en Angleterre. Tout cela est bien fini, et les collectionneurs britanniques se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main. Cependant, parce que la plupart des œuvres sortent de Chine via Hong Kong, de nouveaux collectionneurs américains sont apparus. Ceux qui visitent les expositions d’art d’Extrême-Orient dans les musées savent très bien qu’ils peuvent acheter des œuvres comparables à celles qui sont présentées ; et cela est impossible dans un autre domaine.
Quelles sont les œuvres les plus extraordinaires qui ont fait surface, ces dernières années ?
Il s’agit surtout de pièces archéologiques : des bronzes et des céramiques anciennes. Jusqu’à la fin du siècle dernier, lorsque le chemin de fer a été construit en Chine, très peu d’œuvres étaient disponibles. Ce n’est d’ailleurs pas le type d’objets qui était collectionné en Chine.
Que dire du marché des porcelaines impériales ?
C’est un marché traditionnellement asiatique. Depuis trois ans, il a connu un ralentissement du fait de la fragilité de l’économie de la région mais, au même moment, les difficultés économiques rencontrées par le Japon, Hong Kong et Taiwan ont contraint certaines collections à apparaître sur le marché.
Comment se porte le marché en Chine continentale ?
Depuis un an, nous voyons des marchands chinois assister en groupe aux ventes en Occident. Ils sont déjà venus dans ma galerie mais n’ont encore rien acheté. Je suis sûr qu’il s’agit de groupes de marchands représentant des collectionneurs de Pékin ou de Shanghai, les villes les plus riches du pays ; ils achètent surtout des porcelaines impériales et font monter les enchères.
Et comment s’y déroulent les ventes ?
On y trouve des objets vraiment intéressants, et de nombreuses maisons chinoises éditent à présent des catalogues qui n’ont rien à envier à ceux des ventes occidentales. Certains objets sont interdits à l’exportation, ce qui prouve qu’il existe des collectionneurs locaux, puisque les musées achètent peu. Au cours des quinze dernières années, quelques collectionneurs de Hong Kong ont réalisé environ 10 % du total des transactions sur le marché. Les Américains sont les plus gros acheteurs, suivis de quelques Européens.
Quelle est la position du gouvernement chinois sur les exportations d’œuvres d’art ?
Il existe une grande ambiguïté : la Chine est dotée d’un gouvernement, mais fonctionne avec deux systèmes. Les marchandises vont de Chine à Hong Kong. Une fois à Hong Kong, on peut acheter des objets en toute légalité, sans aucune restriction. C’est en revanche impensable en Chine continentale. Les mesures autoritaires prises par le gouvernement contre les pillages devraient être appliquées à tous les objets qui sortent du pays. Il y a des démonstrations de force, de temps en temps, et les pillards sont alors condamnés à mort. Les objets sortent toujours du pays, mais moins qu’autrefois. Rappelons aussi que le gouvernement vend ouvertement des antiquités dans ses boutiques de Hong Kong et en Chine continentale.
Est-ce facile, pour les marchands occidentaux, d’obtenir les plus belles pièces venant de Hong Kong ?
C’est très difficile. La concurrence est féroce et les marchands de Hong Kong ont sous la main des collectionneurs locaux, tandis que nous sommes à plusieurs heures d’avion. Cependant, les objets que nous trouvons en salles des ventes et dans les foires montrent que de très belles pièces peuvent arriver en Occident.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Art asiatique : l’œil de Giuseppe Eskenazi sur le marché
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°95 du 17 décembre 1999, avec le titre suivant : Art asiatique : l’œil de Giuseppe Eskenazi sur le marché