Jean-Marc Salomon a choisi de consacrer son héritage à une Fondation pour l’art contemporain, enclavée dans un beau paysage savoyard. Parcours d’un libéral inquiet.
Il y a en Jean-Marc Salomon l’angoisse des héritiers. Le collectionneur annécien a pourtant tout du bel homme, sympathique, gâté par la vie. On sent en lui la générosité et le goût de l’action d’un Léonard Gianadda, une mentalité de bâtisseur attaché à la terre, dédié corps et âme à la Fondation pour l’art contemporain qu’il a initiée avec sa femme en 2001 à Alex (Haute-Savoie), au château d’Arenthon. Bien que fortuné, son train de vie n’a rien de tapageur. « Ce n’est pas un homme de sociabilité ou de mondanité. On dirait au minimum qu’il est timide. Mais il est extrêmement bienveillant à l’égard des autres », souligne Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) de Genève. « Rigoureux et le cœur sur la main », selon la collectionneuse Florence Guerlain, il n’en est pas moins taillé à la serpe. Brut de décoffrage, il n’hésite pas à lancer au ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, « Ça vous fait quoi de diriger un anachronisme ? ». Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’appartient pas au monde ouaté des collectionneurs parisiens !
L’ancien architecte a sans doute mal digéré sa richesse inopinée à la succession de son père en 1997. Georges Salomon, qui avait fait fortune dans les équipements de ski, avait alors cédé l’entreprise familiale à Adidas et réparti l’argent entre ses trois fils. « Le moment où je l’ai vu le plus angoissé, c’est quand cet argent lui est tombé dessus », rappelle le galeriste genevois Guy Bärtschi. Peut-être est-ce à cette gêne qu’on doit attribuer son ultralibéralisme à fleur de peau, ses réflexions à l’emporte-pièce du style : « Des gens comme moi qui restent et qui payent leurs impôts en France, on aimerait qu’on nous dise merci plutôt que de nous jeter à la vindicte populaire ! » Et de préciser que, lorsque ses enfants auront fini leurs études, il migrera en Suisse ou au Portugal.
Collection coup de cœur
Initiée dans la foulée de son héritage, sa collection comprend aussi bien Ernesto Neto, Angela Bulloch, Louise Bourgeois ou Olivier Blanckart que Gwen Rouvillois et Philippe Cognée. Il y traîne encore un Atlan, comme un reste de ses premières affinités avec l’école de Paris, et des photographies de Pierre Molinier. Malgré un goût visible pour les installations, hérité sans doute de sa formation d’architecte, la ligne générale apparaît indéterminée. « C’est une collection débutante, qui manque encore d’expérience. Elle ne veut pas dépendre du mainstream, tout en régatant pas trop loin. Il n’a pas encore mesuré l’ampleur de la tâche », remarque un observateur. L’ensemble a toutefois ceci d’attachant que l’émotion a le champ libre. « Je fonctionne au coup de cœur. J’aime la multiplicité de lectures dans une œuvre, quand celle-ci dépasse son créateur », déclare Jean-Marc Salomon. Le collectionneur témoigne du plus grand respect envers les artistes. « Il est en admiration devant eux. En deux ou trois phrases, il sait cerner leur œuvre », observe la galeriste parisienne Nathalie Obadia. « J’ai toujours pensé que les artistes étaient des demi-dieux qui nous emmènent ailleurs », confie Jean-Marc Salomon, ajoutant : « Les artistes vous aspirent, ils vous prennent. J’aime Blanckart ou Rousse, mais je ne suis pas un collectionneur qui veut à tout prix rencontrer des artistes et passer ses week-ends avec eux. » La rancune prend parfois le dessus, comme le prouve le surprenant procès initié cet été contre l’artiste Xavier Veilhan.
Jean-Marc Salomon tangue toujours entre la sérénité et l’inquiétude. Méfiant envers les effets de cour, il essaye d’être le moins assujetti possible, sans toujours y parvenir. « C’est un Savoyard, solitaire. Il donne lentement son amitié, mais quand il la donne, c’est complètement. Une fois que c’est rompu, c’est fini », remarque Guy Bärtschi. La rupture avec le galeriste Thaddaeus Ropac se consomme avec l’annulation en cours de route de l’exposition d’Anthony Gormley prévue à la Fondation. « Gormley était dans d’autres sphères. C’était toujours plus de dépenses. Il avait contre moi ce côté affreux capitaliste : l’art doit faire cracher ton argent », assène Jean-Marc Salomon. « Anthony n’est pas un artiste à vouloir profiter d’une situation. J’avais prévenu Jean-Marc qu’il devait se faire aider mais il n’a pas écouté. Les budgets ont explosé », tempère Caroline Smulders, actuellement spécialiste chez Christie’s et alors directrice de la galerie Ropac à Paris. Dans le lot de ses remontrances, le collectionneur regrette aussi qu’une galerie ait refusé de lui vendre une œuvre d’Annette Messager, préférant la réserver à un musée.
Faire parler le château
Derrière ses aigreurs se cachent un enthousiasme, un goût pour la pédagogie, bref un véritable altruisme. Car il en fallait pour créer une fondation d’art contemporain dans un paysage certes idyllique, mais isolé. Pour cela, Jean-Marc Salomon bénéficie du « parrainage » des collectionneurs Daniel et Florence Guerlain et de leurs précieux conseils juridiques. « Je n’allais pas réinventer le monde, relate-t-il. Pour moi, la Fondation était une coquille juridique qui me permettait d’apporter de l’argent au projet sans payer les droits de mutation. » Le mimétisme avec le couple des Mesnuls est poussé à l’extrême puisqu’il travaille aussi avec le critique d’art Philippe Piguet. Avec sa femme Claudine, il rachète le château d’Arenthon fin 1999 et l’ouvre après moins de deux ans de travaux. La rénovation lui coûte 13 millions de francs tandis que le budget de fonctionnement annuel varie de 350 000 à 450 000 euros. De taille humaine, cette forteresse du XIIIe siècle est un havre de paix, servi par la magnifique vallée du Fier. « J’aime quand les gens viennent non pour visiter une exposition, mais pour passer du temps à la Fondation », déclare le maître des lieux. L’inauguration se fait avec panache avec l’exposition Gilbert & George, pour « montrer que je pouvais avoir des stars internationales. Je voulais m’inscrire dans l’art reconnu par les institutions ». Entre Jacques Monory et Elisa Sighicelli, la suite de la programmation a de quoi surprendre. « La seule ligne que j’essaye de défendre, ce sont des choses de qualité, [afin] que l’on n’ait pas à rougir devant ce qu’on fait, défend l’intéressé. Je suis dans le faire. Que les gens qui critiquent fassent la même chose ». Cet été, le Mamco y organisera une opération hors les murs baptisée « Enchanté Château. » « Le château a été imaginé dans un esprit white cube. On a une cohabitation étrange entre l’ancien et le moderne. Rien ne fait parler actuellement le château, remarque Christian Bernard. Tout le principe de l’exposition est de revenir à l’imaginaire, à la fantasmagorie du château. Je veux le lui montrer autrement qu’il ne l’avait imaginé, comme un geste de conversation amicale. »
Avec une vitesse de croisière de 10 000 visiteurs annuels, la Fondation doit trouver un nouveau souffle. « J’aimerais doubler le nombre de visiteurs, mais pas plus car il y aurait trop de contraintes de gardiennage. J’aimerais qu’il y ait un côté intime et rapproché de l’œuvre », observe Jean-Marc Salomon, ajoutant : « Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que certains récupèrent la Fondation à des fins de politique locale. On a tendance à dire “laissons le privé s’occuper de l’art contemporain, voyez ce que fait la Fondation Salomon”. Je ne veux pas être cité en exemple dans une guerre public-privé. » L’homme s’interroge aussi sur la tournure à donner à sa collection. Une réflexion à mener avant de reprendre le rythme de ses achats.
1957 Naissance à Annecy. 1997 Vente de la société Salomon et distribution de l’héritage entre les fils. 1999 Achat du château d’Arenthon à Alex. 2001 Ouverture de la Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon 2002 Exposition « Collection 1 » 2005 Exposition « Enchanté Château » (10 juillet-30 octobre)
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Jean-Marc Salomon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°219 du 8 juillet 2005, avec le titre suivant : Jean-Marc Salomon