Née en Hongrie au début des années 1920, Judit Reigl fêtera ses 93 printemps le 1er mai. Cinq expositions, organisées de concert par des galeries parisiennes, célèbrent cette artiste farouchement libre et inclassable.
Au XIXe siècle, Marcoussis était un joli village fréquenté par de riches Parisiens qui y venaient en villégiature et par quelques artistes parmi lesquels Corot et Cézanne. C’est aujourd’hui une grosse bourgade sans âme lovée le long de la Francilienne. C’est là, dans une modeste maison de ville, que Judit Reigl s’est installée en 1963 près de ses amis Pierre et Vera Székely. C’est là qu’elle vit encore aujourd’hui. Dans le salon, seul un petit tableau de 1948, Autostop entre Ferrare et Ravenne, accroché au-dessus d’une table, rappelle ses longues décennies de création. Celui-ci figure trois jeunes auto-stoppeurs la tête dans les étoiles (Antal Biro, Judit Reigl et son amie Betty Anderson rencontrée en Italie), voyageant de nuit sur une route de campagne à bord d’un petit camion.
« Nous étions pauvres, nous étions libres », susurre-t-elle de sa voix grave en roulant les « r ». « L’Italie a été pour moi le bonheur absolu : les fresques de Piero Della Francesca à Arezzo, celles de Masolino et de Masaccio à Florence et de Giotto à Padoue », poursuit-elle en souriant.
Au fond de la pièce, posée sur une étagère, à côté d’un frêle et raide escalier qui grimpe vers l’atelier : une reproduction du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald. « C’est le plus grand peintre d’Europe et peut-être du monde entier. Je me suis rendue au moins six fois à Colmar, en train, en voiture ou en auto-stop pour le voir. »
Crée-t-elle toujours, hasarde-t-on, entre deux gorgées de jus de fruit et une part de gâteau qu’elle nous presse d’engloutir.
« Ne dites pas “création”, l’être humain ne crée pas. Je ne sais même pas si j’ai été créée. Il y a des forces cosmiques qui meurent, qui naissent et se séparent. Nous ne sommes que d’infimes petites poussières. »
Pendant soixante ans, Judit Reigl a peint dans un relatif isolement, à l’écart du monde de l’art. En marge des grands courants artistiques de l’après-guerre, du surréalisme à l’expressionnisme abstrait en passant par l’Action Painting et l’abstraction lyrique.
« Tout à fait à l’écart, glisse-t-elle d’un air farouche. J’ai toujours été très seule et cela m’allait bien. J’ai eu certains contacts. J’ai respecté André Breton, mais très vite je l’ai quitté. » En décembre 1954, elle évoque, dans une missive qu’elle lui envoie, en guise d’adieu, un poème populaire hongrois. « Celui qui veut être cornemuseur doit descendre en enfer. Là-bas, il doit apprendre comment souffler dans la cornemuse. »
40 déménagements
Judit Reigl naît en 1923 à Kapuvár, une zone frontière située à la jonction entre l’Est et l’Ouest. Kapuvár signifie « portail-forteresse » en hongrois. Les invasions y ont été si dévastatrices qu’il n’y reste pratiquement aucune construction antérieure à 1900. « Le passage de la frontière », structurera l’essentiel de son œuvre, écrira plus tard le critique d’art et essayiste Marcelin Pleynet. Une série de 1986-1988 s’intitule « Entrée-sortie ».
Elle n’a pas 3 ans quand son père meurt d’une affection cardiaque au cours de l’hiver 1926. Cette année-là, elle réclame au père Noël le lac Balaton, le clair de lune et des chaussures d’argent, raconte Janos Gat, son marchand new-yorkais, lui aussi d’origine hongroise.
Antal Reigl, son juriste de père, était le lointain rejeton d’une famille d’aristocrates d’origine française qui quitta l’Hexagone lors de la Révolution. Pendant la guerre, il est retenu prisonnier en Sibérie durant sept années, d’où il tente de s’évader trois fois, la dernière avec succès. « Ces voyages clandestins, racontés par ma mère, m’ont donné dès ma petite enfance le goût de l’impossible : franchir, franchir tous les obstacles », scande-t-elle.
Judit, fille unique, et sa mère rejoignent Budapest pour aller vivre chez un oncle et ses cinq garçons. Les avoirs de la famille Reigl diminuant comme neige au soleil, les déménagements se succèdent (40 en l’espace de vingt-cinq ans) à la recherche d’un logement sans cesse moins onéreux, toujours plus modeste et précaire. Ballottée d’école en école, passionnée de lecture, la jeune fille se plonge dans Jules Verne et Cervantès et commence à sculpter puis à peindre. En 1941, elle obtient une bourse d’études et intègre les Beaux-Arts de Budapest. En 1949, les communistes prennent le pouvoir. On lui commande une fresque murale pour commémorer la Libération, puis une affiche monumentale à l’effigie de Staline. Plus tard, Judit Reigl se voit proposer une bourse officielle pour un séjour de trois ans en Russie. Elle refuse. « Cul-de-sac. Étouffement, asphyxie. Comment en sortir ? En jouant. En jouant sa vie. À saute-mouton », notera-t-elle plus tard. Le 10 mars 1950, après huit tentatives infructueuses, elle quitte enfin la Hongrie, sa prison à ciel ouvert.
Ni émigrée, ni exilée. Transnationale
« Je viens de traverser le rideau de fer (étroit couloir de champs de mines bordé par deux clôtures parallèles de fils de fer barbelés). Je viens de passer au-dessus même des mines. Je rampe sur les seconds 50 m de no man’s land rasé vide, et je reste à plat ventre enfin en sécurité (relative) cachée par les premières rangées d’un champ de maïs. […] Je suis libre… libre ! Vertigineusement. […] J’ai quitté un bloc pour n’appartenir à aucun autre. Ni émigrée, ni exilée, ni intégrée. Transnationale », écrira-t-elle ultérieurement (1). Arrivée à Paris le 25 juin 1950, date inoubliable, elle est accueillie par ses compatriotes Simon Hantaï et Antal Biro qui l’hébergent à La Ruche [cité d’artistes dans le 15e arrondissement, NDLR]. Parmi ses premiers tableaux d’inspiration surréaliste exécutés sur les bords de Seine, figure Ils ont soif insatiable de l’infini, inspiré d’un poème de Lautréamont, dont elle fera cadeau à André Breton, subjugué par l’œuvre. En 1955, s’ouvre la série pleine de fougue des « Éclatements » qui sera exposée à la galerie René Drouin. « Je sentais en moi comme un centre qui avait éclaté. Comme un traumatisme. Cela correspondait aussi à l’éclatement du surréalisme et coïncidait étrangement au début de l’insurrection de Budapest », confia-t-elle en 2008 à Jean-Paul Ameline, conservateur au Musée national d’art moderne.
Suivront « Centre de dominance » (1958-1959), « Écriture en masse » (1959-1966) et « Expérience d’apesanteur » (1965-1966). La critique d’art Geneviève Bonnefoi, qui lui rend visite dans son atelier, la décrit comme « se battant avec des toiles immenses, jetant la pâte à pleines poignées dans une sorte de danse où, disait-elle, elle se guidait au son, la toile devenant tam-tam, et la peinture musique, au sens vital, primordial du terme ».
Germain Viatte, alors jeune conservateur au Musée national d’art moderne, rencontre Judit Reigl pour la première fois dans les années 1960. « C’était une femme vigoureuse, très intériorisée et un peu sauvage. Une femme intense, volontaire et tendue vers l’intérieur, se souvient-il. Sa culture est confondante d’étendue. Elle peut se vanter d’avoir vraiment tout lu de Proust, de Joyce, d’Anatole France ou de Soljenitsyne. Sa curiosité peut se nourrir de tout ce qu’elle découvre, de la préhistoire aux arts de la Chine, de l’ésotérisme à la science contemporaine. »
En 1964, elle expose au Guggen- heim Museum de New York, en 1966 au Carnegie Museum of Art à Pittsburgh (Pennsylvanie), puis à Montréal et à Québec.
En 1966, véritable tournant dans son œuvre, la figure réapparaît dans sa peinture, comme à son insu. « J’étais contre cette présence figurative. Mais j’ai dû l’accepter. C’est une force qui ne m’a pas lâchée », explique-t-elle aujourd’hui. Ses hommes debout « se dressent contre le néant », avant d’essayer de se libérer, de se dégager.
Son retour à la figuration suscite incompréhension et résistance tant du côté des musées, des galeries que des critiques d’art. Judit Reigl ne bénéficiera d’aucune exposition en France de 1963 à 1972. En 1973, place à une nouvelle série appelée « Déroulement » et réalisée « en marchant et en longeant la toile, la touchant, l’effleurant avec un pinceau trempé ».
Une volonté de fer
Jean-Paul Ameline, qui la côtoie et la soutient depuis 1992, évoque « une personnalité extrêmement forte, dotée d’une volonté de fer pour arriver à ce qu’elle veut. Une femme qui ne s’en laisse pas compter ».
« Déroulement » sera suivie de séries telles que « Un corps au pluriel », « Corps sans prix » jusqu’au « Polyptyque : Anthropomorphie ») qui figurent toutes des corps qui flottent, de fragiles silhouettes errantes, comme en apesanteur. Le fameux « Ta Panta Rhei » d’Héraclite (« tout s’écoule »). Viendront ensuite les « Portes », conçues comme autant de passages et de traversées.
Bien représentée dans les collections des grands musées de la planète (le Met à New York, la Tate Modern à Londres, le Centre Pompidou), Judit Reigl devra attendre les années 2000 pour avoir droit à une grande rétrospective… au pays natal. En 2005 à Budapest, puis en 2010 à Debrecen, grâce à l’action de deux de ses marchands hongrois, Kálmán Makláry et Janos Gat.
Exigeante envers elle-même, indifférente à sa cote et aux rumeurs du milieu de l’art, elle détruit un grand nombre de toiles qu’elle juge ratées. « Au fond, l’expérience fondamentale n’est pas proprement humaine : c’est l’expérience d’être, en deçà et au-delà de l’humain », souligne cette mystique passionnée par les sciences ésotériques.
« Le cœur de Judit Reigl bat au rythme de l’univers, écrit Janos Gat. Chacun d’entre nous ne peut plonger qu’au plus profond de lui-même. Or, plus il descend, plus il subit une poussée ascendante qui le fait remonter à l’air libre. […] Les œuvres de Judit Reigl nous livrent son témoignage sur l’inconnu, sur le grand flux. [2] »
(1) « Judit Reigl : Temps vrai, temps légal », Art Press International no 5, Paris, mars 1977.
(2) Janos Gat, « Panta reï (Judit Reigl ou l’origine d’un monde 1) », Art absolument, numéro spécial, Paris, 2010.
1923 : Naissance à Kapuvár (Hongrie).
1941 : Intègre l’Académie des beaux-arts de Budapest.
1947 : Voyage d’étude en Italie.
1950 : Fuit la Hongrie et arrive à Paris.
1963 : S’installe à Marcoussis (Essonne).
1994 : Exposition « Judit Reigl autour de la donation Goreli », Musée national d’art moderne, Centre Pompidou.
2005 : Rétrospective à la Mucsarnok Kunsthalle à Budapest.
2016 : Cinq expositions personnelles à Paris jusqu’au 21 mai, dans les galeries Anne de Villepoix, Le Minotaure, Alain Le Gaillard, Antoine Laurentin, Le Studiolo/Galerie de France.
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Judit Reigl - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°455 du 15 avril 2016, avec le titre suivant : Judit Reigl - Artiste