La médiatisation du trafic organisé par Daech des objets archéologiques venant de Syrie ou d’Irak perturbe leur commerce légal. À moins de disposer de documents incontestables sur leur provenance.
Depuis plusieurs mois, les médias relayent « un vaste méli-mélo d’informations », concernant le trafic des antiquités mésopotamiennes selon Corinne Kevorkian, marchand à Paris. Certains avancent que ce trafic d’antiquités alimenterait le financement de Daech (lire p. 21) grâce à un pillage à grande échelle de sites en Irak et en Syrie. Des photos satellites de sites parsemés de milliers de trous en seraient la preuve. Mais comme le dit très justement David Ghezelbash, marchand à Paris, « on ne sait rien de ce qui est pillé ou pas. Une photo satellite montrant des trous ne signifie pas que l’on a trouvé quelque chose, encore moins que c’est un chef-d’œuvre ! » De même, comme le souligne Ludovic Erhart, chef de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC), « on pille des tombes depuis toujours. Il faut aussi avoir en tête que tous les biens provenant de Syrie ou d’Irak ne sont pas tous frauduleux ».
Face à cette actualité, les autorités ont tiré la sonnette d’alarme. La résolution du 12 février 2015 du Conseil de sécurité de l’ONU a interdit le commerce des biens sortis d’Irak depuis 1990 et de Syrie depuis 2011 ; l’Icom (Conseil international des musées) a établi des listes rouges (pour la Syrie en 2013 et l’Irak en 2003, réactualisée en 2015) indiquant les catégories d’objets les plus exposés au trafic illicite (comme les tablettes cunéiformes). Dans une lettre datée du 13 novembre, le ministre des Finances, Michel Sapin, s’est adressé au président du Syndicat national des antiquaires, Dominique Chevalier : « Le commerce de certaines œuvres d’art d’origine syrienne ou irakienne est interdit. » « J’ai été surpris de cet envoi. D’autant que les maisons de vente n’ont rien reçu. Une profession est visée ! Et cette injonction ne s’appuie sur aucune loi », a commenté le destinataire de la missive. L’expert et marchand Daniel Lebeurrier a également réagi : « Si j’ai dans ma collection une colonne de Palmyre depuis 1880. Je ne peux pas la vendre. J’ai la sensation d’être spolié. Et sans même penser à mon commerce, qu’en est-il pour les collectionneurs qui détiennent de tels objets ? »
Des pièces suspectées et dévaluées
Ces événements perturbent le marché des antiquités orientales. « Il y a une perte de confiance absolue des collectionneurs dans ce domaine, car ils ont peur d’acheter des objets volés. Ceci a entraîné la chute totale des prix depuis 1991. La lettre de Michel Sapin est hors sujet. Et pourquoi n’arrêtons-nous pas d’utiliser nos voitures car le pétrole finance Daech ? », lance David Ghezelbash.
Les objets sans provenance, c’est-à-dire sans document qui atteste l’origine de la pièce sur le territoire avant 1970 (date de la Convention de l’Unesco qui visait à interdire l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite des biens culturels) n’ont quasiment plus de valeur. Il y a une baisse de l’ordre de 80 % et même, sur certaines catégories d’objets comme les tablettes cunéiformes ou les sceaux-cylindres, une perte de 90 % à 100 %. En 2002, l’OVV Tajan a vendu un ensemble de tablettes cunéiformes provenant de l’ancienne collection du colonel Allotte de la Fuÿe à 2 000 euros pièce. Le même type d’objet valait 4 000 euros il y a vingt ans. « Aujourd’hui, si j’arrive à en vendre une, ce sera plutôt 1 200 euros. C’est donc le moment d’acheter, si la provenance date d’avant 1970 bien sûr », indique Daniel Lebeurrier. De même, un sceau-cylindre de Mésopotamie, de la collection Trampitsch vendu chez Tajan au début des années 1980 valait environ 80 000 euros, il ne vaut plus que 10 000 euros. Une tablette cunéiforme se vendait 5 000 à 7 000 euros, contre 2 500 à 3 000 euros aujourd’hui. « Tout est regardé avec suspicion. Les marchands sont aussi réticents à acheter, même si l’objet provient d’une collection de renom car il est devenu difficile d’importer et d’exporter », souligne Randall Hixenbaugh, marchand à New York. « En conséquence, il y a une rétention d’objets alors qu’avant, il y en avait une vingtaine par catalogue », souligne Daniel Lebeurrier. En effet, les musées américains et les maisons de vente anglo-saxonnes sont devenus très exigeants. « Nous travaillons en étroite collaboration avec l’Unesco, Interpol, la sécurité intérieure américaine et Scotland Yard. Comme garantie supplémentaire, nous encourageons l’examen de nos catalogues par les musées, les archéologues et les organismes judiciaires et gouvernementaux » explique Christie’s. Impossible d’en savoir davantage, tant de sa part que Sotheby’s, qui n’ont pas souhaité commenter cette situation.
La traçabilité de l’œuvre
Pour qu’un objet puisse se vendre, il faut maintenant qu’il ait un pedigree irréprochable, c’est-à-dire une publication avant 1970 dans un ouvrage ou un catalogue de vente publique et une facture prouvant son ancienneté. « Dans ce cas-là, s’il a une qualité esthétique, le marché est très haut », note David Ghezelbash. En décembre dernier, Sotheby’s New York a vendu une figure en cuivre cananéenne (cote syro-libanaise), vers 1500-1000 av. J.-C. pour 52 500 dollars (est. 20 000 à 30 000 dollars). La provenance était attestée puisque l’objet a été exposé au Musée d’art et d’histoire de Genève de 1946 à 2006.
La valeur des objets d’archéologie orientale, « fille pauvre » des antiquités car plus confidentielle que l’archéologie grecque, romaine ou égyptienne, n’a cependant jamais atteint des sommes faramineuses, sauf lorsqu’il s’agit d’une pièce exceptionnelle dotée d’un fabuleux pedigree, comme la Lionne de Guennol, Mésopotamie, 3 000 av. J.-C., vendue 57 millions de dollars en 2007 chez Sotheby’s New York, un record absolu (exposée au Musée de Brooklyn pendant soixante ans). « 99 % des pièces valent en dessous de 1 000 euros », affirme Daniel Lebeurrier. Une céramique de l’âge du bronze, Syrie, d’un modèle commun vaut 10 euros. Cela peut monter jusqu’à 150 000 euros, le record étant de 350 000 euros pour un clou de fondation en bronze. Une jolie amulette de 2 500 av. J.-C. peut se vendre moins de 10 000 euros. Un sceau vaut 3 000 ou 4 000 euros.
La lettre de Michel Sapin, tout comme les listes rouges de l’Icom, rappellent aux professionnels de l’art qu’ils ont une obligation de déclaration en cas de soupçons concernant un bien culturel provenant de Syrie ou d’Irak. Or, « il n’y a que vingt déclarations par an ! », s’exclame Ludovic Erhart.
« Tracfin et l’OCBC souhaitent que nous dénoncions. Mais pour dénoncer, il faut avoir des doutes et jusqu’à maintenant, je n’en ai pas eu », déclare Daniel Lebeurrier. C’est également le constat que fait Corinne Kevorkian : « On ne propose pas d’objets à ma galerie qui viendraient de Syrie avec des provenances douteuses et par ailleurs, en ventes publiques, je ne vois pas de recrudescence de telles pièces actuellement. »
En effet, selon le colonel Erhart, « un bien pillé réapparaîtra sur le marché trois à quinze ans plus tard, le temps de brouiller les pistes, de lui réinventer une histoire. En sachant que la vente aux enchères est le blanchiment ultime ». Le rapport de Jean-Luc Martinez va dans le même sens : les œuvres en questions « transitent très certainement par des réseaux de trafiquants expérimentés qui produisent de faux documents d’authentification ou stockent les œuvres quelques années notamment dans des ports francs ». Rien n’est pourtant avéré. « Si les objets ressortent dans cinq ou dix ans, comment cela finance aujourd’hui une guerre ? Et comment éditer un faux catalogue des années 1960 pour inventer une nouvelle histoire à l’objet ? », lance David Ghezelbash.
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Le marché légal des antiquités orientales à la peine
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Abonnez-vous dès 1 €Tablette en écriture cunéiforme portant un texte littéraire en langue sumérienne : lettre d’une mère à son fils, vers 2000 avant J.-C., argile, 10, 4 x 5, 4 x 2,9 cm, Musée du Louvre, Paris. Cette tablette appartenant aux collections publiques françaises n'est pas issu du trafic qui sévit actuellement mais c'est ce type d'objet que l'EI essaierait de revendre. © Photo : Musée du Louvre/Raphaël Chipault.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°450 du 5 février 2016, avec le titre suivant : Le marché légal des antiquités orientales à la peine