Les galeristes Chantal Crousel, Kamel Mennour et Frédéric Bugada, de la galerie Bugada & Cargnel, commentent le rayonnement de leurs artistes sur la scène internationale.
Êtes-vous surpris du rang occupé par certains des artistes que vous représentez dans le Top 10 du classement Artindex ?
Chantal Crousel : Non, pas du tout. Anri Sala [1er] ne s’est jamais positionné depuis un point de vue national, il voyage beaucoup et puise son inspiration partout au fil de ses déplacements. Les sujets qui l’intéressent le touchent d’abord lui-même à titre personnel. Sa façon de vivre, d’enregistrer un moment et de le transmettre s’adresse non à un public d’une culture spécifique, mais à toute personne ouverte et sensible. Il y a une réelle universalité dans son propos, dans sa façon de prendre pour sujet l’émerveillement d’un individu par rapport au monde et de façon plus générale de sublimer la condition humaine.
Kamel Mennour : Daniel Buren [4e] et François Morellet[2e] faisant partie des plus grands artistes français, j’aurais vraiment été surpris qu’ils ne figurent pas en bonne place dans ce classement qui est finalement très logique. En ce moment à la galerie, nous collaborons au catalogue raisonné de Daniel Buren et nous travaillons sur un dossier très volumineux qui reprend ses expositions à l’étranger. S’ils le voyaient, les gens seraient surpris, ce n’est plus un dossier, c’est un bottin. C’est incroyable et on ne le sait que peu, ou du moins pas à ce point-là. C’est un artiste dont la visibilité a un spectre très large.
Frédéric Bugada : Le classement est établi à partir de critères précis sur la carrière de l’artiste, et, pour qui suit la scène internationale, il n’y a rien d’étonnant à retrouver Cyprien Gaillard [7e] à cette place, tant son activité à l’étranger a été riche depuis le début de son parcours et de notre collaboration, en octobre 2006. En revanche, ce qu’il y a de frappant c’est la précocité et la rapidité de cette carrière, puisque, né en 1980, Cyprien est de très loin le plus jeune parmi les dix premiers.
Les artistes français sont-ils selon vous plus présents aujourd’hui sur la scène internationale, et si oui comment l’expliquez-vous ?
C. C. : Oui, les meilleurs sont plus présents sur le plan international, comme dans tous les domaines, et très nettement. Ils sont conscients qu’il n’y a pas que la France. Ils ont compris que l’on est un artiste international lorsqu’on peut dialoguer, échanger avec d’autres centres du monde tout aussi actifs et importants. On s’en rend bien compte lorsqu’on est en Chine, à Dubaï ou ailleurs : à chaque fois, on se trouve au centre du monde, mais un centre qui diffère, avec un autre horizon et d’autres perspectives.
Je crois, d’autre part, que ces artistes apportent aujourd’hui des éléments, une vision, une expression qui sont le fruit de la grande culture dans laquelle ils ont été éduqués, la culture française. Anri Sala, Philippe Parreno, Pierre Huyghe en sont nourris et ils ont aussi la fraîcheur, la curiosité de regarder ailleurs. Ils voyagent dans leur enfance mais aussi dans le monde et c’est selon ces deux directions qu’ils ont acquis une audience mondiale. Je constate que les Allemands, par exemple, adorent la France et sa culture, ils viennent de plus en plus et comprennent de mieux en mieux les expressions artistiques françaises.
K. M. : Daniel Buren, ce ne sont pas deux ou trois expositions par an à l’étranger, mais 25 ou 30. Et, même si c’est dans une moindre mesure, la présence de François Morellet à l’étranger est très importante. Bien avant que l’on travaille ensemble, il était déjà montré depuis longtemps dans les pays germaniques. Il a toujours dit lui-même que, sans l’Allemagne et la Suisse, il n’aurait pas survécu. Ces pays l’ont réellement porté. Et il faut rappeler que ce sont des artistes qui se sont faits eux-mêmes, à la force du poignet, en montrant très tôt leur travail en dehors de nos frontières. D’ailleurs, lorsqu’on parle d’artistes français de cette génération, on cite majoritairement leurs deux noms à l’étranger.
Mais il faut aussi parler de la jeune génération d’artistes que la galerie accompagne parmi lesquels Latifa Echakhch, Camille Henrot ou Mohamed Bourouissa, qui sont en train de crever l’écran. Ce sont des artistes très repérés à l’étranger : le New Museum à New York, le Lacma à Los Angeles, la Haus der Kunst à Munich ou la Tate Modern à Londres…, ces institutions savent très bien qui ils sont et elles les ont invités. Nous avons aujourd’hui des artistes célébrés à l’étranger qui ne le sont pas encore forcément en France, ou en tout cas qui le sont plus à l’étranger qu’à l’intérieur de nos frontières.
Je pense qu’il y a eu, il y a quelques années, une prise de conscience implicite d’un certain nombre d’artistes et d’acteurs du milieu de l’art, galeristes, commissaires d’exposition, etc., autour de la nécessité d’exporter, de se montrer à l’étranger, de faire l’effort de convaincre, de créer des connexions, des réseaux. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais aujourd’hui, on récolte les fruits du travail qui a été accompli depuis dix ans. Ce renversement de tendance est un peu le miroir des périodes traversées par la Fiac [Foire internationale d’art contemporain], qui est passée d’un état moribond au début des années 2000 à une belle reconnaissance aujourd’hui où elle fait partie des grands rendez-vous internationaux.
F. B. : Sans aucun doute, les artistes français sont plus présents sur la scène internationale, et c’est désormais là que doit s’envisager une carrière. Cela s’explique d’abord par la facilité accrue des échanges et des communications, même si celle-ci bénéficie à tous les artistes, qu’ils soient français ou d’une autre nationalité d’ailleurs. Pour les artistes français, la génération des Pierre Huyghe et Philippe Parreno a montré la voie, mais le mouvement s’est accéléré avec les artistes nés à la fin des années 1970 et au début des années 1980, Cyprien Gaillard en tête. Cette évolution tient certainement à l’état d’esprit et à l’attitude des artistes eux-mêmes, qui maîtrisent l’anglais, sont plus mobiles, séjournent à l’étranger, voire s’y établissent et circulent avec aisance dans les réseaux internationaux de l’art. Le rôle des galeries est également prépondérant : depuis le début de notre collaboration avec Cyprien, nous avons toujours mis l’accent sur la promotion de son travail à l’international et cela a, semble-t-il, porté ses fruits.
Que préconisez-vous pour aller plus loin ?
C. C. : Avoir encore plus confiance en soi. Il faut être conscient de ses valeurs et les communiquer sans vouloir donner des leçons. La suite viendra alors naturellement. Il ne faut surtout pas forcer les choses, elles viennent d’elles-mêmes quand toutes ces conditions sont réunies. Dans les comités de sélection des foires internationales, la reconnaissance est depuis quelque temps unanime autour de la grande qualité des jeunes galeries françaises et des jeunes artistes qu’elles représentent. Voilà un signe que la situation a considérablement évolué. Il faut donc arrêter de se plaindre et oublier ce complexe hérité du passé.
K. M. : Il ne faut pas oublier ce triste constat que, pendant une trentaine d’années, des années 1970 au début des années 2000, la France a vécu une véritable « bérézina » : les artistes ne s’exportaient pas et leur visibilité à l’étranger était déficitaire. Aujourd’hui une jeune génération est parfaitement identifiée. Quand on voit des signaux aussi probants que Laure Prouvost qui obtient le Turner Prize, et Camille Henrot, le Lion d’argent à Venise, il est clair que les choses ont changé. Mais il faut continuer ce travail, entretenir et développer encore. Il faut persévérer dans cet axe et surtout ne pas s’endormir et se replier dans un territoire consanguin.
F. B. : Il faut d’abord permettre aux galeries, par lesquelles passe nécessairement la promotion des artistes à l’étranger, de s’épanouir et de se renforcer. Ensuite, même si un grand nombre de galeries sont désormais entrées de plain-pied dans la mondialisation et ont des clients dans le monde entier, ne perdons pas de vue que le milieu local des collectionneurs reste un levier important pour bâtir la carrière d’un artiste. Or ce biotope a eu tendance à se dépeupler récemment… Plus généralement, tout ce qui concourt à asseoir la place de la France et de Paris sur l’échiquier mondial de l’art – programmation des institutions, qualité de la Fiac, etc. – est bénéfique à l’image des artistes français et donc à leur « exportabilité ».
Concrètement et autant que possible, il faut que le milieu de l’art français défende et pousse des artistes de pointe, des « champions », comme savent très bien le faire d’autre pays, que ce soit dans la programmation des institutions ou la sélection pour les pavillons des biennales, sans forcément passer par des procédures de désignation tarabiscotées, ni attendre que les artistes aient atteint un âge canonique.
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« Défendre ses champions »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°413 du 9 mai 2014, avec le titre suivant : « Défendre ses champions »