Russie : une fiscalité très libérale

Le régime fiscal russe très favorable ne compense pas les obstacles liés à la circulation des œuvres d’art et un marché encore très opaque.

 « La taxation des œuvres d’art ? » Tous les interlocuteurs interrogés en Russie sont interloqués par la question. « Mais tout se fait au noir ! », s’exclame par exemple Muriel Rousseau-Ovtchinnikov, artiste et entrepreneuse installée à Moscou depuis près de vingt ans. « En tout cas en ce qui concerne les rapports entre artistes et collectionneurs, tout se fait de la main à la main, sans la moindre déclaration. » Pour l’art contemporain, la question est vite réglée. Il existe une poignée de galeries spécialisées, et « pas plus d’une vingtaine de véritables collectionneurs en Russie », selon Pierre Brochet, un entrepreneur français qui fait justement partie de ce club très restreint. Néanmoins, Pierre Brochet rappelle qu’il existe une taxe de 13 % sur les plus-values lors de la revente d’œuvres, si la cession est réalisée moins de trois ans après l’acquisition. Le taux de 13 % est conforme à la « flat tax » à très large assiette introduite au début des années 2000, entre autres pour les impôts sur le revenu. « Sur bien des aspects, la Russie paraît très avantageuse : il n’y a pas d’impôts sur le patrimoine, et la taxe de 13 % est très raisonnable. » La législation semble en effet très libérale : l’impôt sur les successions n’existe pas, ni celui sur les donations familiales. Des déductions existent pour les donations faites aux institutions culturelles, mais elles sont examinées au cas par cas.
La TVA payée par les galeries d’art est alignée sur le taux standard de 18 %. Les œuvres d’art ne sont assujetties à aucun régime particulier et sont considérées par le fisc russe au même titre que le mobilier. « Mais tout peut changer », prévient Pierre Brochet. Les législateurs russes ont en effet la particularité d’introduire des changements intempestifs et désordonnés dans le régime fiscal, le plus souvent sans consulter la société civile. La menace d’une taxe sur les produits de luxe, agitée depuis plusieurs mois par le gouvernement, ne devrait toutefois pas concerner les œuvres d’art.

D’une manière générale, les acteurs du marché de l’art se plaignent du manque de dialogue avec les autorités et de leur manque de compréhension. L’ignorance règne d’ailleurs de part et d’autre. Il existe en principe un droit de suite de 5 % lorsque l’œuvre est revendue avec une plus-value supérieure de 20 % au prix d’achat. Mais dans les faits, le droit de suite n’est pratiquement jamais appliqué car les acteurs du marché ne sont tout simplement pas au courant de cette disposition. « Nous souhaitons établir un dialogue en premier lieu avec les législateurs, parce que la loi en matière de commerce d’œuvres d’art est très imparfaite », souligne Larisa Grinberg, galeriste et instigatrice du récent regroupement en association des principales galeries de photographie moscovites. « Le dialogue doit concerner en premier lieu l’import-export et la taxation. Dans le monde entier, des mécanismes sont destinés à stimuler l’activité des collectionneurs, mais rien de tel n’existe chez nous », déplore-t-elle.

Sortie de territoire limitée
Là où les choses se compliquent réellement, c’est lorsqu’il s’agit de traverser les frontières. « La Russie est un paradis fiscal pour les collectionneurs, mais c’est un enfer pour faire entrer ou sortir des œuvres d’art », résume Pierre Brochet, dont toute la collection d’art contemporain russe se trouve en Russie. Tout d’abord, il existe une règle drastique : des limitations extrêmement sévères s’appliquent aux œuvres réalisées il y a plus de cinquante ans, et il est tout à fait impossible de faire sortir une œuvre d’art de plus d’un siècle. Qu’elle ait été créée ou achetée à l’étranger ne change rien. Cette disposition radicale a été mise en œuvre en 1993 pour faire face à l’exportation massive et incontrôlée d’icônes orthodoxes très recherchées par les collectionneurs occidentaux. Comme souvent, les autorités russes n’ont pas fait preuve d’un grand discernement. « Je me souviens d’avoir attiré l’attention des députés sur ce problème, relate Pierre Brochet. C’est très dommageable pour la connaissance de l’art en Russie, car aucun collectionneur russe ne va prendre le risque d’importer une œuvre de plus de cinquante ans. » Un richissime collectionneur russe d’art des XIXe siècle et début XXe confirme conserver l’ensemble de sa collection hors de Russie. « D’une part, je ne veux pas que les autorités sachent combien je gagne et comment je dépense mon argent, d’autre part je ne veux surtout pas que ma collection se retrouve coincée en Russie », explique-t-il. Certes, une procédure d’importation temporaire est utilisée par les musées. Les œuvres d’art plus récentes sont soumises à une TVA [à 18 %] liée au prix d’achat de l’œuvre ou bien à l’évaluation faite par un représentant du ministère de la Culture au moment du passage en douane. « Une procédure compliquée et fastidieuse », commente Pierre Brochet. Toute œuvre d’art sans exception doit être déclarée aux douanes, et l’artiste lui-même doit obtenir un visa du ministère de la Culture pour faire sortir ses œuvres.

Ce sont la complexité et les restrictions plus que les sommes taxées qui pèsent sur la circulation des œuvres d’art et, au-delà, sur le marché russe, dont la politique fiscale semble par ailleurs relativement attractive. Les freins principaux sont autres. Les spécialistes du milieu de l’art russe constatent, selon un large consensus, que l’immense majorité des acquisitions ou des ventes réalisées par des collectionneurs russes se fait à l’étranger. « Le marché russe est encore très jeune et les collectionneurs, peu nombreux », souligne Elena Kourbatskaïa, représentante de Christie’s à Moscou. « C’est pourquoi nous n’organisons pas de ventes ici. Le régime fiscal des œuvres d’art est pour nous un paramètre bien moindre que le volume des échanges. » Si le marché se développait, les autorités seraient peut-être tentées de revoir leur approche, mais pour l’instant, cette question reste le cadet de leurs soucis.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°389 du 12 avril 2013, avec le titre suivant : Russie : une fiscalité très libérale

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