Art contemporain

XXE-XXIE SIÈCLE / EXPOLOGIE

« Après la fin », une alternative utopique au récit libéral

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 26 février 2025 - 844 mots

METZ

Au Centre Pompidou-Metz, Manuel Borja-Villel réunit une quarantaine d’artistes issus des Caraïbes et de la Méditerranée pour ouvrir à une autre vision du temps et de l’histoire.

Rubem Valentim, Templo de Oxalá, 1977, ensemble de 20 sculptures, vue de l'exposition « Après la fin. Cartes pour un autre avenir » au Centre Pompidou Metz. © Marc Domage
Rubem Valentim, Templo de Oxalá, 1977, ensemble de 20 sculptures, vue de l'exposition « Après la fin. Cartes pour un autre avenir » au Centre Pompidou-Metz.
© Marc Domage

Metz (Moselle). Si la pensée de la finitude hante le présent, celle qu’évoque la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz est bien différente de l’apocalypse décrite à la BNF (jusqu’au 8 juin). Manuel Borja-Villel, son commissaire, s’intéresse moins à l’eschatologie qu’il ne se livre à un examen critique du concept de « fin de l’Histoire ».

Au slogan politique « T.I.N.A » (« there is no alternative ») énoncé en son temps par Margaret Thatcher et mis en œuvre depuis la dislocation du bloc de l’Est par un libéralisme hégémonique, l’ancien directeur du Musée Reina-Sofía à Madrid oppose à Metz d’autres visions de l’Histoire : celles des peuples autochtones et afrodescendants des Caraïbes et de la Méditerranée marqués par la colonisation. Dans les œuvres d’une quarantaine d’artistes « diasporiques », dont une petite dizaine ont été produites spécialement pour l’exposition, il s’est attaché à débusquer des « cartes pour un autre avenir » soit des récits formulant des alternatives à l’absence d’alternatives. À ce titre, il n’est pas anodin qu’« Après la fin » s’offre comme préambule un film du GIAP (Grupo de Investigación en Arte y Politica) montrant une « danse de l’escargot » zapatiste : par sa mise en œuvre concrète et non violente d’un mode de gouvernance « en spirale », fondé sur l’articulation entre global et local, entre tradition et adaptation au présent, le mouvement autonomiste mexicain fut l’un des ferments les plus actifs de l’altermondialisme.

Présenté par Chiara Parisi, directrice des lieux, comme une invitation à « regarder les choses différemment », le projet de Manuel Borja-Villel est loin d’être inédit : dans le champ artistique, la pensée décoloniale est un pensum qui s’illustre aussi bien dans les politiques de restitution d’objets pillés que dans une volée d’expositions récentes, parmi lesquelles « Une autre histoire du monde » au MuCEM à Marseille (2023-2024). Dans le catalogue de l’exposition, l’artiste-conteur Olivier Marboeuf pointe d’ailleurs les limites d’une telle approche, souvent mise au service, rappelle-t-il, « d’un projet occidental de pacification – et de logiques néolibérales d’appropriation ».

Un jeu d’échos

Manuel Borja-Villel se défend pourtant d’avoir cédé à l’air du temps. Selon lui, « Après la fin » est même une critique de la modernité et de son tropisme pour la nouveauté. En réplique à l’idée de progrès, l’exposition substitue à une approche linéaire du temps l’image de la spirale. Elle se déplie de la conquête du Mexique évoquée à l’orée du parcours dans un triple panneau datant du XVIIe siècle à l’actualité parallèle des migrants et des restitutions par les musées occidentaux (Un-documented, vidéo réalisée en 2019 par Ariella Aïcha Azoulay), ou celle de la colonisation israélienne (série photographique « Occupation » d’Ahlam Shibli).

Olivier Marboeuf, Péyi en retour, 2024-2025, installation, craie sur peinture acrylique bleu outre-mer sur bois et diffusion sonore, 181 × 395 cm, vue de l'exposition « Après la fin. Cartes pour un autre avenir » au Centre Pompidou-Metz. © Marc Domage
Olivier Marboeuf, Péyi en retour, 2024-2025, installation, craie sur peinture acrylique bleu outre-mer sur bois et diffusion sonore, 181 × 395 cm, vue de l'exposition au Centre Pompidou-Metz.
© Marc Domage

Faisant fi de toute chronologie, « Après la fin » orchestre aussi un jeu d’échos entre plusieurs générations d’artistes : le surréalisme tardif de Wifredo Lam et le modernisme d’Ahmed Cherkaoui y côtoient les « totems » de Rubem Valentim (Templo de Oxalá, 1977) ou les films du jeune collectif marocain Tizintizwa. Surtout, cette approche cyclique est sensible dans les œuvres présentées : quand certaines vivifient, à l’aune des codes de l’art moderne et contemporain, des traditions artisanales et des mythes ancestraux, d’autres tissent une relation complexe à l’archive comme moyen de documenter la colonisation et/ou d’exhumer l’histoire quasi muette de ses victimes.

La scénographie vient renforcer cette circularité. Autour d’un pivot central donnant à voir un ensemble de chorégraphies filmées, l’exposition n’impose aucun parcours. Les œuvres se distribuent sur deux plateaux dévolus pour l’un aux Caraïbes, pour l’autre à la Méditerranée. La scénographie opte pour le minimalisme et les cloisons sont réduites à la portion congrue. Ce choix permet de spatialiser l’un des leitmotivs de l’exposition : la notion de « frontière », entendue ici non pas comme clôture mais comme espace poreux permettant de circuler d’un monde à l’autre. De fait, les artistes présentés fondent tous leur travail sur l’articulation complexe entre leurs cultures d’origine et d’adoption. Nombre d’entre eux inventent des dispositifs – films, installations sonores… – pour raconter autrement l’histoire des colonisés. La restitution d’une mémoire trouée s’incarne chez eux dans les corps. Elle est reversée dans les gestes, les rituels et la danse, mais aussi dans le souffle, le chant ou la poésie. Le très beau film de Philip Rizk (Écouter la terre, 2024) magnifie par exemple la poésie du peuple nubien exilé de son territoire par la construction d’un barrage, quand celui du collectif Tizintizwa (Teide, 2024) donne à entendre la langue sifflée des Amazighs. Plus loin, Olivier Marboeuf signe avec la fresque Péyien retour une pièce sonore magistrale à la lisière de l’art mural, de la cartographie et du cinéma étendu.

Entre toutes ces œuvres, l’eau court comme un fil conducteur. Son omniprésence dessine dans l’espace d’exposition un paysage fait de flux, de passages, de circulations, plutôt que de cartes et de frontières. Malgré la complexité de son propos, « Après la fin » est une grande réussite. L’approche « en spirale » de Manuel Borja-Villel et sa capacité à lier les œuvres entre elles donne au parcours une puissante cohérence, qui laisse sur le visiteur une empreinte durable.

Après la fin. Cartes pour un autre avenir,
jusqu’au 1er septembre, Centre Pompidou-Metz, galerie 2, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, 57000 Metz.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°649 du 14 février 2025, avec le titre suivant : « Après la fin », une alternative au récit libéral

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