Cinéaste née à Bruxelles en 1928, Agnès Varda est l’auteur d’une vingtaine de films, dont Cléo de 5 à 7 (1962), Sans toit ni loi (1985) et Les Glaneurs et la Glaneuse (2000). Invitée parmi la soixantaine d’artistes de l’”?Utopia Station”? – exposition qui se déploie à l’Arsenal dans le cadre de la 50e Biennale de Venise –, elle y présente l’installation Patatutopia. Derrière un parterre de pommes de terre, trois écrans diffusent des images de ce légume et de ses germes. Dans cet entretien, Agnès Varda explique la genèse et les fondements de son œuvre.
Vous présentez une installation dans l’”Utopia Station”, l’exposition de la Biennale de Venise dont le commissariat a été assuré par Hans Ulrich Obrist, Molly Nesbit et Rikrit Tiravanija. S’agit-il de votre première participation à une exposition d’arts plastiques ?
C’est la première fois que je réalise une installation qui ne soit pas du cinéma, où l’on ne rentre pas dans une salle noire avec beaucoup de fauteuils, mais où se trouve un seul banc. J’ai été invitée par Hans Ulrich Obrist et Molly Nesbit à participer à leur projet tout à fait particulier, généreux, désordonné et très efficace en créativité. J’ai tout de suite accepté. Cela m’a plu que l’on m’invite. Je travaillais depuis un moment sur le principe de l’installation. Mais j’étais un peu retenue parce que c’est à la mode. En fait, c’est vrai que c’est une forme très excitante. Elle permet de se donner le droit à un dispositif où la proposition des images et des sons est totalement différente d’un film. J’ai toujours travaillé à plat, en maniant la perspective mais dans l’aplat. Là, le fait d’avoir trois écrans qui entourent et qui présentent des films différents oblige le spectateur à être un petit peu dérangé. Nous n’avons que deux yeux, et cette frustration de ne pas tout voir produit une dynamique du regard. L’on va d’un côté à l’autre, on est perdu et content : voilà ce que je voudrais que cela fasse. J’ai travaillé sur la bande sonore pour qu’elle soit décalée. À un moment, je ralentis le mouvement de la caméra et j’utilise le son d’un frein de train. Je sentais le changement de rythme et peut-être n’aurait-il pas été bien perçu.
Avec cette installation, vous sortez d’une structure narrative...
C’est tout à fait abstrait. J’ai déjà réalisé des films expérimentaux où il n’y avait pas d’histoire, notamment 7 p., cuis., s. de b. ... à saisir, en 1984. Mais c’était encore un film. Là, ce qui m’intéresse, c’est l’envahissement, par ces trois écrans, ces trois images, de la capacité de perception du spectateur. Pour moi, c’est lié à des émotions, au fait de s’approcher avec infiniment de douceur et d’amour de la texture du légume le plus modeste. Évidemment, il y a une préparation. J’ai ramassé ces pommes de terre dans les champs en septembre 2002. J’ai aussi demandé à des agriculteurs de me garder les patates en forme de cœur. Je les ai toutes mises dans des boîtes, dans des containers différents, je les ai descendues à la cave. Et, à partir de mars, j’ai pu voir le résultat du travail de la nature et de la germination. J’ai commencé à filmer certaines pommes de terre, en travaillant avec le temps de cette germination. J’ai filmé pendant un mois et demi suivant ce qui sortait de ces pommes de terre. C’est un travail organique, pas intellectuel. C’était travailler avec le temps de la cave, le temps du noir, le temps de la patate. À la lumière, certains germes étaient translucides, très beaux. Cela m’a beaucoup plu d’accompagner ce travail du temps, de la vieillesse. La germination reprend même sur des choses vieilles, pourries, inutilisables, immangeables. Ici, il n’y a pas de narration mais seulement le plaisir de filmer.
Avez-vous tout de suite pensé à la pomme de terre pour l’”Utopia Station” ?
Comme un écrivain, j’avais un thème, deux ou trois phrases. J’ai montré aux commissaires des morceaux de patates. Je leur ai dit que j’allais travailler avec cela, même si j’ai mis deux ou trois mois à le faire. Quinze jours avant d’être prête, un dimanche, je me suis réinstallée toute seule à filmer. C’étaient les plus belles pommes de terres, elles avaient encore grossi, changé de germes. C’est une expérience de vie pour moi. Cela participe de quelque chose qui marche avec le temps.
Pourquoi vous êtes-vous “transformée” en pomme de terre dans l’exposition ?
Au commencement, j’étais fâchée d’avoir grossi. Et un jour, je me suis dit que je devenais comme une patate. Il fallait que j’aille jusqu’au bout de la chose. Ici, il y a surtout l’idée que c’est une foire. J’ai toujours vu l’”Utopia Station” comme un bazar, comme une foire à la campagne où tous les paysans amènent leurs vaches, leurs moutons, les plus belles tomates... Comme les artistes sont très discrets, très intelligents, je me suis dit que j’allais me placer à l’entrée en disant : “Par ici les patates, les plus belles patates du monde !” Je me suis un peu promenée en patate [Agnès Varda portait un costume de pomme de terre]. Je n’invite pas à aller voir le film, mais je récite ce que j’adore – comme Perec, ou d’autres –, à savoir la liste des variétés de patates. Cela revient comme une obsession, et l’obsession est source de création. L’obsession patate m’a eue, mais je vais m’en sortir !
Quel bilan tirez-vous de votre participation à la Biennale de Venise ?
L’expérience est pour moi “désordre”, et elle est heureuse. Cette générosité des commissaires d’inviter des gens qui n’ont rien à voir avec une exposition d’art, je trouve cela très drôle, très bien parce que ce n’est pas bon chic bon genre. Ce n’est ni officiel, ni tout à fait sérieux. Cette liberté-là est essentielle. J’ai été une “dame patate” et je l’ai assumé.
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Agnès Varda, la "dame patate"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°174 du 27 juin 2003, avec le titre suivant : Agnès Varda, la "dame patate"