Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Soudain il y eut cette robe de chambre ! Un geste insensé, jamais vu, que le maître exécuta devant nous, en plongeant sa robe de chambre dans une bassine de plâtre avant d’en habiller son étude. C’était incroyable, c’était audacieux, cela résolvait tout, et cela déplut, naturellement. Ces Messieurs de la critique, qui ont érigé le nouveau en dogme, l’ont en réalité en horreur quand il vient bousculer leurs petites habitudes et leurs goûts bien sages. Cette robe de chambre dans laquelle toute la vie de labeur de Balzac semblait soudain s’incarner, telle une évidence, fut le fruit aussi tardif que déconcertant d’une très lente maturation. Cela faisait bientôt quatre ans que Rodin avait reçu, grâce à Zola qui en était le président, une commande de la Société des gens de lettres pour un monument dédié à l’écrivain. Quelle affaire ! Le maître se lança dans une recherche qui avait tout de la quête effrénée. Il lut et relut La Comédie humaine, il interrogea les spécialistes, les érudits locaux, voyagea en Touraine pour y étudier les types régionaux, et nous sollicita plus qu’à notre tour, nous les praticiens qui travaillions dans son atelier à l’exécution de ses nombreux projets. C’était beau et terrible à la fois de voir un géant trembler devant un autre géant. Il hésita sur les vêtements. Il hésita sur la posture. Il fit un magnifique Balzac nu, qui ressemblait à la fois à un héros antique et à un ogre. Et puis il voulut le vêtir à nouveau, sans trouver comment, jusqu’à la robe de chambre…
La presse se déchaîna. C’était un crapaud dans un sac, une statue encore emballée, un bloc de sel ayant subi une averse, un menhir, un bonhomme de neige ! « Les voilà qui ont enfin un peu d’imagination, nous dit-il un jour avec fureur, et c’est moi qui leur en donne, un comble ! » L’opinion l’avait condamné, la Société des gens de lettres suivit : « Pas assez réaliste ». Rodin, qui n’était pas homme à se laisser humilier, reprit son œuvre, rendit l’argent, et refusa toutes les propositions d’achat qui lui furent faites plus tard, trop tard.
Le plâtre revint à Meudon, dans le jardin de son atelier, où il resta longtemps comme un regret. Un jour, un jeune photographe américain, Edward Steichen, vint rendre visite au maître, et sollicita la permission de photographier le Balzac de nuit. C’était superbe, comme une apparition : on avait l’impression que le génie de l’écrivain, concentré dans sa face puissante et expressive, jaillissait de cette robe de chambre blanche comme d’un suaire. Rodin était enchanté. Je l’entends encore déclarer : « Vos photographies feront comprendre au monde mon Balzac. » Puisse ce souhait être exaucé un jour prochain. Voilà bientôt vingt ans que le maître est mort, et on parle seulement de faire un tirage en bronze de la statue et de lui trouver un emplacement digne d’elle à Paris. Le fera-t-on ? Peut-être. Sera-t-il enfin compris ? Rien n’est moins sûr.
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Le Jour où… Steichen a photographié le Balzac de Rodin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°701 du 1 mai 2017, avec le titre suivant : Le Jour où… Steichen a photographié <em>le Balzac</em> de Rodin