Sous un titre téméraire, les éditions Phaidon publient un ouvrage consacré à l’art et au corps. Aussi vertigineux que scabreux, le projet est peuplé de nombreuses maladresses, de multiples flottements et de belles fulgurances.
C’est un genre à part entière. À côté des catalogues d’exposition, des actes de colloque, des monographies d’artiste et des sommes érudites, l’anthologie constitue un domaine souvent périlleux. Comment la compilation peut-elle éviter le piège de la badinerie ? Comment l’effleurement peut-il n’être pas frivole ? Cette publication affiche une ambition dont le caractère péremptoire égale l’étonnante candeur. Il n’est qu’à lire la note d’intention liminaire : « L’Art et le corps est le premier ouvrage à se pencher sur la représentation du corps dans l’art. Il dessine une histoire exhaustive du corps humain dans la culture visuelle au fil du temps, mais aussi de la manière dont il est devenu, métaphoriquement comme littéralement, la toile sur et à travers laquelle l’expérience humaine est évoquée. » Oubliés les travaux de Jean Clair (L’Âme au corps, 1993), de Philippe Comar (Figures du corps, une leçon d’anatomie, 2008) ou de Jean-François Chevrier (Les Relations du corps, 2011), cette entreprise serait inaugurale et, mieux, exhaustive. Mémoire courte ou culture chétive ?
Phrases embarrassantes
L'ouvrage se distingue par son format imposant (30,5 x 23,8 cm) et son épaisseur, conséquente des 440 pages imprimées sur papier glacé. Relié, il dispose d’une couverture élégante : tandis que la quatrième abrite le titre des dix séquences du livre, sur la première figure le détail d’une œuvre emblématique, le bras droit de L’Autoportrait de Robert Mapplethorpe, daté 1975 dans le corps du livre (p. 61) puis 1976 en légende (p. 476). Une erreur de date qui augure tristement les maladresses à venir.
Intitulée « Le cycle de la vie du corps » et signée Jennifer Blessing, conservatrice en chef du Solomon R. Guggenheim Museum de New York, l’introduction laisse perplexe. À force de locutions flottantes – « représentation d’un désir transgenre », « préceptes forgés par le regard masculin », « fondements neuroscientifiques de l’empathie » –, l’auteur entend combattre une vision manichéenne, et parfois sexiste, de l’histoire de l’art, vision qu’elle reconduit dans une lecture dichotomique et singulièrement naïve, ainsi que l’attestent certaines phrases intellectuellement et syntaxiquement embarrassantes : « À cette époque, il semblait que les femmes n’échapperaient jamais à leur statut d’objets soumis aux regards des hommes, un spectacle stigmatisant les impératifs sexistes et capitalistes avec lesquels les mécènes finançaient des images de la femme destinées à satisfaire leurs envies. » Fâcheux.
Œuvres bigarrées
Ces errements contreviennent à la lecture – et à la compréhension – d’un sujet aussi vaste que passionnant. La piètre traduction ne saurait être la seule coupable. Pas plus que l’absence de relecture scrupuleuse, laquelle enfante des « idées englobés [sic] » comme des noms tronqués (Laura [sic] Modersohn-Becker). Le problème est, malheureusement, d’ordre scientifique. Les 450 œuvres convoquées, toutes assorties d’une courageuse notule, sont réparties selon dix chapitres indifférents à toute chronologie : « Beauté », « Identité », « Pouvoir », « Religion et croyance », « Sexe et genre », « L’émotion incarnée », « Les limites du corps », « Corps et espace », « Le corps abject » et « Le corps absent ». Chaque séquence héberge des œuvres bigarrées, issues de longitudes et d’époques diverses, sans jamais dessiner une forme d’étanchéité typologique. Partant, la stupéfiante Sainte Cécile (1600) de Stefano Maderno, qui fait face à une vidéo de Sigalit Landau (Barbed Hula, 2000), est intégrée dans le chapitre « Les limites du corps » quand elle eût trouvé sa place dans ceux baptisés « Religion et croyance » et « L’émotion incarnée ». Fastidieux.
Contiguïtés visuelles
Pour éviter cette porosité, n’eût-il pas fallu imaginer des catégories anatomiques (tête, sexe, fesses, bras…) ou gestuelles (décapitation, abandon, désir, exhibition…) susceptibles d’écrire une taxinomie plus rigoureuse ? Du reste, les chapitres « Le corps abject » et « Le corps absent », présidés par une intention formelle, sont efficaces en tant qu’ils mettent en scène, d’une part, l’informe ou l’horrible (Marc Quinn, Self, 1991) et, de l’autre, la disparition du corps (Rachel Whiteread, Shallow Breath, 1988).
Une consolation, et pas des moindres. Au milieu de cet album cacophonique, certains dialogues sont aussi inattendus qu’opérants, ainsi certaines contiguïtés visuelles entre des œuvres iconiques (Guido Reni, Apollon écorchant Marsyas, 1620-1625) et confidentielles (Melanie Manchot, Gestures of Demarcation, 2001). Le livre apparaît dès lors comme une épiphanie de la comparaison, comme un album du rapprochement qui, au jeu coloré du marabout-bout de ficelle, permet de faire surgir de jolies trouvailles visuelles auxquelles manquent cruellement les mots.
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L’art et le corps
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°701 du 1 mai 2017, avec le titre suivant : L’art et le corps