Le jardin trouve avec le printemps sa renaissance. Pas étonnant que deux expositions majeures, au Grand Palais et au Centre Pompidou-Metz, célèbrent le « jardinisme », cet art de la nature composée, auquel répondent les paysages mystiques d’Orsay.
1 - Fragonard : La Fête à Saint-Cloud
Le jardin, dans les dernières décennies qui précèdent la Révolution, est le théâtre d’une activité dominicale parfois exubérante. Ainsi, Saint-Cloud recevait en septembre une faune venue se divertir devant les marchands de masques et de babioles, des prestations de marionnettes et théâtrales, des petits divertissements amusants. Rien à voir avec les fêtes galantes célébrées par Watteau en peinture au début du siècle. D’ailleurs, si Fragonard reprend le modèle de son illustre prédécesseur dans l’éclatement des groupes de personnages et leur absorption dans leurs activités respectives, le jardin est déjà bien différent. De vide et un peu mystérieux dans l’Assemblée dans un parc que Watteau peignit en 1716, le jardin se fait théâtre de verdure préromantique dans la mal nommée Fête à Saint-Cloud. La nature y prend une place bien plus importante, supplantant presque l’activité humaine. Dernière grande fête galante du siècle, l’œuvre magistrale de Fragonard est un secret bien gardé par la Banque de France qui la prête avec parcimonie, un apogée qui est aussi un chant du cygne pour ce genre qui s’éteint ici.
2 - Leopold et Rudolf Blaschka : Setaria pumila "Poir." Roem." Schult.
Le jardin voit son histoire intimement liée à celle de la botanique. Depuis l’Hortus conclusus au jardin des simples médiévaux, l’édifice saisonnier recelait des trésors médicinaux autant que des plantes marquées de la symbolique chrétienne. Très tôt, des peintres s’emploient à représenter des spécimens avec une exactitude maniaque à l’instar d’Albrecht Dürer. L’herbier constituait pour les musées d’histoire naturelle un « jardin sec » par excellence. Le botaniste américain George Goodale, frustré par la planéité et l’uniformité chromatiques des prélèvements séchés d’Harvard, réussit avec l’aide de mécènes (les dames Ware qui donnèrent leur nom à la collection) à commander aux maîtres verriers Blaschka de Dresde un extraordinaire ensemble. Connus pour leurs modèles d’invertébrés marins déjà collectionnés par l’université, Leopold et Rudolf exécutèrent des répliques d’un précisionnisme époustouflant, d’une délicatesse dont on se demande encore comment elle put traverser l’Atlantique sans casse. Aides pédagogiques, les délicates sculptures de verre imitent à la perfection la transparence des pétales, l’opacité poudreuse des pistils recouverts de pollen, les racines terreuses et rhizomiques. Trésor inestimable, ce jardin de verre a exceptionnellement laissé partir quelques représentants au Grand Palais, une occasion rare de voir cette prouesse artisanale élevée au rang d’art.
3 - Peinture de jardin à Pompéi
Version tardive du IIIe style augustéen, cette fresque est l’archétype de la topia, cet art de représenter des éléments de nature dans la nature, qui donnera naissance à l’art du proto-paysage antique. Ce jardin clos (car la nature sauvage inquiète les Romains) rivalisait par une ouverture avec un véritable jardin et la décoration de cette maison dite du Bracelet d’or. Ainsi, les oscilla (médaillons) et masques peints devaient répondre à ceux suspendus un peu partout dans les espaces. Jardin idéal, il combine des fruits et des fleurs, tous à maturité, malgré leur appartenance à des saisons différentes. La variété témoigne de l’exubérance dionysiaque. Le dieu du théâtre et du vin, s’il n’est pas présent, préside aux plaisirs des lieux grâce à deux ménades peintes dans des tableautins. Ce sont elles qui accompagnent les bacchanales et personnifient les esprits orgiaques de la nature. Mais elles ne sont pas seules. Vénus veille par les roses et les oléandres, Cybèle par le pin, Déméter à travers le coquelicot. Près d’une dizaine d’espèces végétales sont comptées, moins que les oiseaux, une douzaine, qui se disputent l’espace feint. Le trompe-l’œil est saisissant. Et le programme du jardin d’évoquer les sens : l’ouïe flattée par le chant du rossignol, le goût et l’odorat des plantes, leur vision enchanteresse.
4 - Hans Haacke : Directed Growth
En 1972, l’artiste est sur le point d’abandonner sa pratique sculpturale convoquant des organismes vivants (mousse, gazon, pousses urbaines, poules, chèvres, tortues) pour se consacrer à l’analyse critique et politique des contextes muséaux où il est invité à œuvrer. Au cours des années 1960, il avait fait pousser de l’herbe dans des salles d’exposition à une époque où l’organicité commençait à intéresser les artistes mais constituait un défi pour les institutions. À Krefeld, il fit pousser des haricots d’Espagne le long de filins de nylon, leur imprimant une direction oblique à travers l’espace, à partir d’une maigre quantité de terre. Ce qui importait alors à Haacke, c’était moins les animaux et les plantes en eux-mêmes que leur croissance, le système auquel ils « obéissaient » et l’influence que l’artiste pouvait avoir sur celui-ci. En 1965, il déclarait déjà : « Fais quelque chose qui vit dans le temps et qui permet au “spectateur” de faire l’expérience du temps. » Rien à voir avec les fermes portables que les époux Harrison créent à la même époque, dans une réflexion sur l’attrition des ressources. Haacke fait du vivant une matière conceptuelle, le moteur de cette « esthétique des systèmes » que lui reconnut le critique américain Jack Burnham.
5 - Ernesto Neto : Flower Crystal Power
Polysensorielles, biomorphiques, les œuvres du Brésilien Ernesto Neto engagent la perception du visiteur comme aucune autre. Ses installations sont souvent l’occasion d’expérimenter un univers doux aux odeurs d’épices, aux couleurs pastel, une version New Age du jardin clos dont les senteurs et les tons étaient chantés par les poètes. Dans cette fleur, cristaux brésiliens, épices et herbes transmettent leurs ondes et leur pouvoir apaisant au spectateur et ses chakras, allongé sur les pétales moelleux. Ode à la fertilité, Flower Crystal Power réactive la relation si distendue de l’homme à la nature, le déconnecte du temps pour le projeter dans ce cocon apaisant, si artificiel et si naturel à la fois. L’installation offre un refuge foisonnant de sensations, de visions, les masses s’ajustent grâce à des poulies, les parfums s’activent, s’intensifient ou s’éloignent, les rayonnements minéraux varient. Neto reconnaît l’influence du jardin botanique de Rio sur sa pratique, même si son jardin a l’air davantage d’un vaisseau extraterrestre, une exoplanète bienveillante.
6 - Pierre Huyghe : Nymphéas Transplant "Fall 1917"
Habitué à cultiver le vivant au cœur de ses expositions, Pierre Huyghe compose des aquariums dans lesquels peuvent cohabiter un bernard-l’hermite et une réplique de Brâncusi. Il observe ainsi les capacités d’adaptation des espèces, les conditions de leur épanouissement, de leur disparition dans ces biotopes muséaux. Il a ainsi prélevé dans les bassins de Giverny, façonnés par Monet, eau et spécimens divers dont les fameux nymphéas. Ceux-là mêmes qui avaient valu au peintre bien des tracas, lorsque des voisins s’étaient opposés à la construction du bassin, de peur de voir les espèces exotiques pulluler et empoisonner les cheptels. « Merde pour les naturels de Giverny », écrira-t-il, furieux. Dans le liquide trouble caractéristique des bassins au drainage léger, les micro-organismes, invertébrés, amphibiens et poissons vivent sous une lumière étrange, reprenant les conditions météorologiques de l’automne 1917 suivant des relevés consultés par l’artiste. L’œuvre s’épanouit devant le spectateur et en dehors du temps de la visite, dépendante du temps de l’histoire guerrière des hommes dont on célèbre le centenaire, et de la nature, même si le terme peut sembler incongru en des conditions aussi artificielles. Pierre Huyghe signe ici une vision du jardin anthropocène, passé, présent et futur, déroutant et fascinant.
7 - Jean Dubuffet : Jardin au sol
La terre, indispensable à la croissance, le socle fondamental, commence à intéresser Jean Dubuffet au début des années 1950. Il la regarde, la fixe, la prélève, l’enchâsse. Les éléments botaniques de ce tableau tellurique ont perdu leurs couleurs, à l’unisson désormais de la terre sèche. À cette époque-là, installé à Vence où il orchestre un jardin sur la pente rocailleuse la moins exposée au soleil d’un vallon (Jardin de l’Ubac), l’artiste développe parallèlement ses texturologies et topographies, s’attarde sur les routes et les chaussées qu’il incorpore dans ses Sols et Terrains depuis le début de la décennie, regarde en archéologue le monde sous ses pieds. « Ma prédilection ne va pas à des sols pittoresques, luxueusement ravinés ou historiés ; je n’ai pas le goût des choses exceptionnelles ; c’est de banalité que je suis avide. La chaussée la plus dénuée de tout accident et de toute particularité ; n’importe quel plancher sale ou terre nue poussiéreuse, auxquels nul n’aurait l’idée de porter son regard, délibérément du moins, sont pour moi nappes d’ivresse et de jubilation. » Son jardin n’a rien de conventionnel, pas plus que son regard sur la nature dont il jouit des éléments ingrats et humbles. 1958, éléments botaniques, 24,5 x 37,5 cm, collection Fondation Dubuffet, Paris. © Fondation Dubuffet.
8 - Emily Carr : Église amérindienne "Indian Church"
Loin des fabriques des jardins pittoresques, la petite chapelle chrétienne de la communauté des Mowachaht peinte par Emily Carr témoigne du tiraillement ressenti par la peintre entre sa foi et l’animisme des Premières Nations, leur lien profond avec les esprits de la forêt. Alors que depuis plus d’une décennie, Carr n’avait plus peint, occupée à la production d’artefacts indiens, elle se remet à œuvrer sous l’influence de Lawren Harris, représentant sur la côte Ouest du fameux Groupe des Sept de Toronto. Loin des paysages canadiens, de l’iconographie qui a fait sa réputation (totems et constructions « indiennes »), Carr choisit de peindre la forêt dense, étouffante, à la limite de l’abstraction qui l’attire et l’inquiète. La petite église fermée et rigide semble signifier un certain échec de la christianisation forcée des populations autochtones tant elle semble abandonnée, prête à être engloutie par les forces naturelles tout en courbes dans la vision de Carr. L’œuvre préférée d’Harris voyagera jusqu’à Londres en 1938 où elle incarnera la quintessence de la peinture canadienne.
9 - Tom Thomso : Le Vent d’ouest "The West Wind"
Tom Thomson fut le précurseur du Groupe des Sept, premier groupe moderne de peintres au Canada rassemblant J. E. H. MacDonald, Arthur Lismer, Frederick Varley, Frank Johnston, Franklin Carmichael, A. Y. (Alexander Young) Jackson et Lawren Harris. Tom Thompson est déjà mort lorsque naît ce cercle pictural à Toronto en 1920, mais les membres suivront les traces de leur éclaireur, mystérieusement mort en canot en 1917. Avant cet épisode tragique, il aura été l’un des premiers à dépeindre les paysages austères et la nordicité du parc Algonquin au nord de l’Ontario, là où venait se ressourcer une partie de la bonne société masculine avide de tisser un lien avec ce jardin sauvage canadien. Rien de bucolique ici, ni même de ce lien qui unit la féminité à la nature, c’est la vie dans les bois, l’expérience pionnière qui est exaltée en filigrane dans ces « portraits » d’arbres battus par les vents et ses côtes lacustres houleuses. La grandeur de la nature se fait porteuse de vertus canadiennes cardinales, donne au pays son originalité, entretient l’illusion d’un territoire vierge d’habitants. Le temps du jardin n’est pas encore venu, c’est le mythe de la nature absolue qui prédomine ici.
Jusqu’au 24 juillet 2017. Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris-8e. Ouvert tous les jours de 10 h à 20 h, nocturne jusqu’à 22 h le mercredi, le vendredi et le samedi. Fermé le mardi. Tarifs : 13 et 9 €. Commissaires : Laurent Le Bon et Coline Zellal. www.grandpalais.fr
Jusqu’au 28 août 2017. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, 19 h le week-end. Fermé le mardi. Tarifs : de 12 à 7 €. Commissaires : Emma Lavigne et Hélène Meisel. www.centrepompidou-metz.fr
Jusqu’au 25 juin. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e. Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 18 h, nocturne jusqu’à 21 h 45 le jeudi. Fermé le lundi. Tarifs : 12 et 9 €. Commissaires : Guy Cogeval, Katharine Lochnan, Isabelle Morin, Béatrice Avanzi. www.musee-orsay.fr
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9 clés pour comprendre le jardin dans l'art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : 9 clés pour comprendre le jardin dans l'art