Prix Marcel Duchamp 2008, l’artiste, dont le dernier film, Élysée, tourné dans le bureau du président de la République, est programmé sur Canal+ en mars, est « partant » pour toucher le plus large public possible.
Lorsqu’il était pensionnaire à la Villa Médicis, Laurent Grasso a assisté aux funérailles de Jean-Paul II. Un hasard ? Pas vraiment. « J’avais compris que la Villa était une vitrine diplomatique importante ; je l’ai utilisée dans mon travail, qui est toujours dans la négociation, la rencontre de certains interlocuteurs », explique-t-il. Précisant : « J’ai toujours cherché à comprendre le fonctionnement des lieux : institutionnel, politique, mais aussi leurs vibrations, leur charge magique, historique, magnétique… » Une façon de décrypter son environnement, selon lui, indispensable pour « aller, dans une direction qui [l]’intéresse, jusqu’au bout de quelque chose ».
Au deuxième étage d’un immeuble étroit du 14e arrondissement où est installé son studio, qui emploie, selon les périodes, jusqu’à cinq personnes, Laurent Grasso, débit lent et posé, revient sur son séjour à Rome. Il raconte comment, présenté à des membres de la secrétairerie d’État du Saint-Siège, il a eu accès, équipé d’une petite caméra, à des endroits fermés au public – les loggias ornées des fresques de Raphaël, la salle des audiences… et comment, à la mort du pape, il fut invité parmi les prélats et les chefs politiques à la cérémonie officielle. De ces obsèques pontificales, il a, plus tard, tiré un petit film : The Construction of History (2012) qui illustre son intérêt pour « l’architecture du pouvoir », réflexion déjà à l’œuvre dans une de ses premières séries de photos, quand, étudiant aux Beaux-Arts de Paris, il promène son objectif dans les églises afin de saisir l’esprit des lieux, la manière dont « l’espace modifie les comportements, impose une autorité ».
Aller au devant du public
En attendant de décrocher les autorisations nécessaires pour filmer, en grand, le Vatican de l’intérieur, cet amateur d’arcane s’est introduit dans le bureau du président de la République française. C’est le sujet de sa dernière vidéo, Élysée, réalisée en 2016. « On m’a demandé si je voulais participer à l’exposition “Le Secret d’État” – organisée par les Archives nationales. J’ai proposé de filmer le salon doré de l’Élysée. » Quelques négociations s’ensuivent, le feu vert est accordé. « J’ai bénéficié de la démarche d’ouverture de François Hollande », analyse Laurent Grasso. Deux caméras, un chariot, une grue, une équipe de quinze personnes… le tournage, qui doit se faire rapidement, mobilise les moyens d’une production cinématographique. Bande-son originale signée Nicolas Godin – un des membres du duo Air –, le film de seize minutes s’attarde sur chaque meuble, chaque objet, chaque craquelure du vernis officiel. « J’ai voulu filmer ce lieu sous toutes les coutures. Il s’agissait de construire une temporalité totalement différente, un objet en dehors des formats habituels », explique son auteur. Qui a accepté avec enthousiasme la proposition de Canal de programmer Élysée dans le cadre d’une soirée politique courant mars.
« Je suis assez partant pour jouer le jeu », concède Laurent Grasso à propos de cette médiatisation inattendue, qui fait écho à son désir de faire connaître son travail au-delà du cercle de l’art contemporain. Distingué par le prix Marcel Duchamp en 2008, consacré par une exposition personnelle au Jeu de paume en 2012, le quadragénaire a rejoint la puissante Galerie Perrotin en 2014. À New York, où il a vécu en alternance avant la naissance de son fils de trois ans, il est représenté depuis 2009 par Sean Kelly, le galeriste de Marina Abramovic, David Claerbout, Antony Gormley… À Hong Kong, par Edouard Malingue, ce dernier précisant : « Le travail de Laurent est apprécié par les collectionneurs de la région (Chine, Taïwan, Indonésie, Singapour, Philippines, Thaïlande, Corée et Japon). » Son nom apparaît dans les collections publiques (Musée national d’art moderne, Frac Île-de-France, Fonds national d’art contemporain, National Museum of Modern and Contemporary Art de Séoul, Mori Art Museum de Tokyo…) et dans plusieurs collections privées, françaises et étrangères (la Collection Neuflize Vie, la Olbricht Foundation à Berlin, la Collection Berardo à Lisbonne, la Fondation Samsung en Corée, etc.).
« La possibilité de pouvoir travailler à un niveau international est très importante », reconnaît Laurent Grasso. « Les prix sont autour de 20 000 à 80 000 euros pour les peintures, autour de 50 000 euros pour les vidéos », précise Édouard Malingue. Mais on peut acquérir une œuvre de Laurent Grasso – par exemple un néon – pour moins de 10 000 euros, assure-t-on à la Galerie Perrotin. L’artiste, lui, aspire surtout à aller au-devant du grand public. De son œuvre SolarWind, une monumentale installation lumineuse inaugurée début 2016 au bord du périphérique près de la porte d’Ivry, évocation hypnotique des tempêtes solaires vue chaque jour par des centaines de milliers d’automobilistes, il veut croire que « tout le monde la connaît à Paris ». Optimiste ? « C’est aussi à l’artiste de conquérir des territoires », insiste-t-il, rappelant ses fréquentes interventions dans l’espace urbain, lors de la Nuit blanche en 2006, sur le toit du Palais de Tokyo entre 2009 et 2011 avec le restaurant Nomiya et, dès 2004, dans le cadre du Parcours Saint-Germain, avec Paralight, une installation de spots dont les flashs aléatoires « donnaient l’impression que pendant quelques fractions de seconde, la place Saint-Sulpice se retrouvait en plein jour. C’était comme un rêve, une hallucination ».
Le télescopage des époques
Peintures, sculptures, installations lumineuses, vidéos… si certaines des œuvres de Laurent Grasso, semblent, par leur impact visuel, leur esthétique séduisante, d’accès immédiat, toutes témoignent d’un sens caché. « Quand on le regarde vraiment, Élysée est un film très inquiétant », considère l’historien de l’art Sébastien Pluot, depuis près de vingt ans un des interlocuteurs de prédilection de Laurent Grasso. « Sa façon, moins descriptive qu’analytique, de focaliser sur des détails dont on peut percevoir la futilité, témoigne de la vacuité de ce décorum, tout en donnant une impression de désincarnation du pouvoir. » Un écran de télévision trônant au milieu d’un mobilier Ancien Régime, des voitures de collection miniatures qui côtoient une horloge régalienne, des rangements en Plexiglas jurant avec l’orfèvrerie ciselée… À l’image, les siècles se télescopent sous l’œil flottant d’une caméra qui tente « de capter l’invisible. On veut inventer le futur tout en restant attaché à nos dorures, ce paradoxe, cette tension, c’est ce que montre le film », glisse Laurent Grasso, qui semble par ailleurs avoir trouvé ici un terrain de jeu idéal pour un exercice qu’il affectionne : le mélange des époques.
« Laurent s’est très vite mis à travailler avec l’Histoire », souligne Arnauld Pierre. C’est à la Fiac, en 2007, que l’historien de l’art, qui avait déjà remarqué le travail de l’artiste dans une exposition collective, s’arrête devant sa série Retroprojection, des sérigraphies à l’encre argentée, reproductions agrandies de planches tirées de l’ouvrage L’Astronomie populaire de Camille Flammarion ainsi que de la revue La Nature. « Retroprojection m’a d’autant plus frappé que sa dimension cosmique passait par une représentation d’une science antérieure, très datée. Il y avait là un côté rétro-futuriste qui m’intéressait et le rattachait à un courant… »
La confrontation avec le passé offre une profondeur de champ à cet artiste soucieux de cultiver le mystère, d’instiguer la confusion en jouant sur différentes interprétations d’un objet. Ainsi de ses Studies into the Past, un ensemble de tableaux à la manière des maîtres flamands et italiens des XVe et XVIe siècles exécutés par des experts et présentés en 2012 au Jeu de paume dans le cadre de son exposition « Uraniborg ». Faux documents, vrais pastiches ? Ces artefacts sont d’autant plus troublants qu’ils contiennent des éléments directement empruntés aux vidéos de Laurent Grasso : éclipses, soleil double, nuée d’étourneaux, nuage envahissant les rues ; des motifs d’inquiétude contemporains mis en perspective dans des allégories de style Renaissance. Une façon de convoquer l’histoire pour mieux s’y inscrire ? « Plutôt une manière de se demander qui regarde quoi, d’insérer dans ces peintures des paranoïas actuelles, comme si elles étaient les mythologies d’aujourd’hui », observe Sébastien Pluot.
Désorienter le spectateur
De la mise en abyme à l’organisation de l’espace, Laurent Grasso conçoit chaque exposition « comme une expérience » à destination de ses visiteurs. « L’exposition est un médium, la forme d’achèvement d’une pratique. Mon travail, c’est une constellation d’objets qui se répondent les uns aux autres et obéissent à un script, les choses s’organisent dans l’espace autour d’un scénario », résume-t-il. Si cette approche immersive peut aujourd’hui sembler galvaudée, elle caractérise depuis ses débuts la méthode de l’artiste qui utilise à cette fin « toute une série de paramètres : le son, les ondes, la lumière, l’architecture du lieu… » Marta Gili se souvient ainsi de sa première collaboration avec un Laurent Grasso à peine âgé de 30 ans, lors du Printemps de septembre à Toulouse, dont elle fut en 2002-2003 la directrice artistique. Intitulée Du soleil dans les yeux, l’œuvre présentée prenait la forme d’une projection vidéo accompagnée d’une bande sonore composée de très basses fréquences. À l’écran défilaient, sur une image de montagne, des messages à caractère scientifique. « C’était une installation très forte, qui désorientait les spectateurs. On avait le sentiment de quelque chose d’énigmatique, qui faisait peur. » Dix ans plus tard, devenue directrice du Jeu de paume, Marta Gili en accueillant l’exposition « Uraniborg », a eu confirmation de cet intense « souci de la mise en scène » au service d’une tension psychologique.
Chambre noire (« Project 4 Brane », au château de Rochechouart), cabine insonorisée (« Radio Ghost », au Credac), espace labyrinthique (« Uraniborg » au Jeu de paume), les dispositifs évoluent, les thématiques, elles, sont récurrentes : alerter sur l’imminence supposée d’une catastrophe, souligner le pouvoir de fascination des images, explorer le potentiel fictionnel des théories scientifiques, interroger notre rapport au réel. Jouer, en fait, avec l’imagination du « regardeur », en le surprenant, en le troublant, en l’intriguant. En nous laissant ainsi entrevoir que le monde est peut-être plus vaste que nous ne le supposons.
1972 - Naissance à Mulhouse (Haut-Rhin)
Années 1990 - Diplômé de la Cooper Union de New York et de l’École des beaux-arts de Paris
2002 - « Tout est possible », première exposition personnelle à la Galerie Chez Valentin à Paris
2004 - Résidence à la Villa Médicis à Rome
2008 - Reçoit le prix Marcel Duchamp
Janvier 2017 - Présente à la Galerie Perrotin, à Paris, sa vidéo Élysée tournée dans le bureau présidentiel
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Le Conquérant, Laurent Grasso
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Abonnez-vous dès 1 €« Élysée » , 2016, film en 35 mm, 16 min 29 sec.
« Tant de temps ! 50 artistes contemporains au Musée Soulages » , jusqu’au 30 avril 2017. Musée Soulages, Jardin du Foirail, avenue Victor-Hugo, Rodez (12). Ouvert tous les jours de 11 h à 19 h. Fermé le lundi. Tarifs : 11 et 7 €. www.musee-soulages.rodezagglo.fr
« Jardin infini » , du 18 mars au 28 août 2017. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, 19 h le week-end. Fermé le mardi. Tarifs : de 12 à 7 €.www.centrepompidou-metz.fr
« Alchemy : Transformation in Gold » , jusqu’au 5 mai 2017. Des Moines Art Center, 4700, Grand Avenue, Des Moines, Iowa, États-Unis. Ouvert tous les jours de 11 h à 16 h. Fermé le lundi. Gratuit. www.desmoinesartcenter.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : Le Conquérant, Laurent Grasso