Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Hier, Monsieur Matisse est venu mettre la dernière main à quatre années de travail dans la chapelle du Rosaire, dans notre couvent de Vence. Comme je le fais depuis le début, j’ai écouté attentivement ce que disait le maître, surtout lorsqu’il parle avec sœur Jacques-Marie, qui fut son modèle avant de rentrer chez les Dominicaines et qui a été le véritable maître d’œuvre de cette entreprise extraordinaire. Encouragée par la sœur et par mère Agnès à prendre en note ce que disait le peintre, et émue de voir cet homme à la santé fragile veiller au moindre détail, je l’ai entendu déclarer qu’il considérait la chapelle comme son chef-d’œuvre, malgré toutes ses imperfections. Comme il a raison, et comme cette phrase est éclairée par un sentiment juste, dénué de tout orgueil ! Aujourd’hui, pour la première fois, nous avons prié toutes ensemble dans la chapelle, et, nimbées comme nous l’étions de l’incroyable lumière qui enrobe ici chaque chose et fait rayonner tout le prisme céleste, j’ai vraiment pu accomplir le vœu du peintre : décharger mon fardeau au pied de saint Dominique.
Maintenant, je suis seule, comme chaque soir, dans cette solitude qui est pour nous le chemin vers la vérité, et je relis mes notes qui me font revenir en mémoire la parole et le regard du peintre. J’ai décidé de les recopier, comme tant de religieuses avant moi se sont faites copistes, afin de vivre cette parole au présent. J’ai commencé par cette phrase, qui exprime parfaitement le dépouillement qui règne dans l’image de notre saint patron : « J’ai toujours essayé de dissimuler mes efforts, j’ai toujours souhaité que mes œuvres aient la légèreté et la gaité du printemps qui ne laisse jamais soupçonner le travail qu’il a coûté. » Le reste a suivi, faisant sur ma feuille comme un collage de pensées : « Je voudrais que mon travail soit comme un fleur. Il faut que ça pousse en moi comme une plante dans la terre. J’ai commencé par le profane, et voici qu’au soir de ma vie, tout naturellement, je termine par le divin. Je sais, on reproche à mon chemin de croix d’être trop simple, trop hâtif, quelques-uns, de bons amis même ! Mais n’ont-ils pas compris que j’ai traité cela sur un mode allusif, que c’est une représentation volontairement signalétique ? C’est comme un panneau, un total de signes. Il faut que j’arrive à dessiner les yeux bandés, que ça sorte tout naturellement de moi, et alors le signe lui-même est noble. »
Je me souviens qu’une fois, Matisse nous a raconté une conversation avec Picasso à propos de notre chapelle. Celui-ci était furieux qu’il fasse une église, il lui avait même suggéré de faire plutôt un marché, avec des fruits et des légumes. En nous racontant cela, le peintre s’emporta soudain comme s’il était face à son ami qui trouvait immoral de faire une œuvre pareille sans être soi-même catholique. J’ai retrouvé cet échange dans mes notes, et pour moi il résume ce que fut sa vie et ce que sera, chaque jour, la mienne : « Oui, je fais ma prière, et vous aussi, et vous le savez très bien : quand tout va mal, nous nous jetons dans la prière, pour retrouver le climat de notre première communion. Et vous le faites, vous aussi. Il n’a pas dit non. Ces dessins-là, il faut qu’ils vous sortent du cœur. »
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Matisse a terminé la chapelle du Rosaire
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 6 mars 2017. Musée des beaux-arts de Lyon, 20, place des Terreaux, Lyon (69). Ouvert tous les jours sauf mardi de 10 h à 18 h, vendredi de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 7 et 13 €. Commissaires : Sylvie Ramond, Isabelle Monod-Fontaine. www.mba-lyon.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Matisse a terminé la chapelle du Rosaire