Appartenir ou non au champ de l’Art brut n’est pas le problème de cet artiste singulier qui fut à l’origine d’une partie de la collection du LaM. Portrait d’un chercheur d’enfance.
Etes-vous déjà entré dans un lieu où d’innombrables objets de toutes apparences, de toutes textures et de tous volumes envahissent chaque espace disponible ? Poupées, masques, peintures, dessins et autres présences les plus inattendues, suspendues au plafond, aux poutres, aux murs ou débordant des étagères, occupent tous les espaces de l’atelier-lieu de vie de Michel Nedjar. Face à la surprise qu’il perçoit quand on découvre son atelier, l’artiste, dont le regard aujourd’hui apaisé s’aiguise dès qu’il évoque son travail, confie : « Oh, vous savez, moi, je ne vois rien. Tout ce que vous voyez ici, c’est en moi. Je ne peux pas vivre autrement qu’entouré de ce qui vit en moi. » Les créations de l’artiste appartiennent clairement à un autre univers, fruits d’un imaginaire pour lequel ce qui importe échappe à toute logique ordinaire, et où ce qui est important dans le « monde normal » apparaît ici hors jeu.
Responsable de la bibliothèque Dominique Bozo au LaM et co-commissaire de l’exposition « Michel Nedjar, Introspective », Corinne Barbant confie qu’« une des choses qui [la] fascine dans l’œuvre de Michel Nedjar est qu’elle est à la fois ancrée dans le présent et intemporelle, comme une quête des origines qui interroge l’être sur ce qu’il est profondément. Là est sa force. On pourrait croire que certaines œuvres datent de la préhistoire. D’autres, réalisées avec des matériaux glanés sur divers continents, évoquent la mondialisation, avec la même puissance ontologique. »
Enterrer les poupées
Issu d’une famille juive où se croisent traditions séfarade et ashkénaze, Michel Nedjar a trois sœurs et trois frères. Né à Alger, son père, maître tailleur, arrive à Paris en 1921 et ouvre un magasin boulevard de La Chapelle. Sa mère, née en Pologne, fuyant les pogroms, arrive à Paris avec sa grand-mère vers 1923. Pendant la guerre, toute la famille de sa mère et la plupart des membres de la famille de son père sont assassinés par les nazis. En 1950, la famille Nedjar déménage à Aulnay-sous-Bois. À l’école, Michel est toujours plongé dans ses rêveries ; « Je ne comprenais rien », dit-il. Le jeune garçon aime courir dans un champ proche de la maison au milieu des arbres fruitiers et des animaux – poules, lapins, canards, colombes –, en symbiose avec la vie animale et végétale. « Avec une poule j’étais une poule, avec un lapin j’étais un lapin, je vivais alors un bonheur sans contrainte dans ce jardin d’Éden où, petites filles et petits garçons, nous nous livrions à d’innocents jeux à la sensualité parfois érotique. »
Michel Nedjar poursuit : « Un jour le grand baigneur en celluloïd de l’une de mes sœurs se casse. Je ramasse une jambe que j’enveloppe d’un bout d’étoffe pour en faire une poupée. C’est comme ça que j’ai fait ma première poupée. Je passais totalement inaperçu avec cet objet magique, c’était une transgression absolue. Et j’ai fait une chose qu’aujourd’hui encore je ne m’explique pas : j’ai enterré ce fragment de poupée avec son tissu. Je peux dire que ces instants ont vraiment été à l’origine de mon désir. J’ai alors fait d’autres, beaucoup d’autres poupées. Je continuais à les enterrer en cachette. Des fois j’oubliais où je les avais enterrées, des fois je les retrouvais et je les déterrais. J’étais fasciné par leur transformation. Elles devenaient sales, moisies, avec des odeurs fortes. J’étais totalement émerveillé devant cette beauté. »
La découverte du film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard, plonge le jeune homme dans l’horreur de la Shoah. « Il y a un avant et un après. Avant, il y avait l’Éden, après je savais qu’on pouvait me tuer parce que je suis juif. Je me suis identifié aux victimes. Ces images terribles, au goût de cendre, sont toujours présentes en moi. »
Premières rencontres avec l’art
À quatorze ans, il entre dans une école professionnelle à Paris pour apprendre le métier de tailleur. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est rejoindre sa grand-mère aux puces de Saint-Ouen, où elle tient un stand de vieux vêtements. Il y partage cet amour pour le schmatess, le vieux chiffon, se grisant des odeurs des tissus usagés aux couleurs fanées. CAP de styliste modéliste en poche, son « seul diplôme », Nedjar travaille dans des ateliers de confection avant de faire son service militaire – sombre souvenir. Puis la tuberculose le conduit au sanatorium d’où il sort en mai 1969, guéri mais terriblement ébranlé.
C’est à cette époque qu’une de ses sœurs reçoit un livre de prix magnifiquement illustré. Il y découvre la peinture à travers les siècles, des grottes de Lascaux à l’époque moderne, en passant par la Renaissance et l’impressionnisme. Dans les dernières pages, il tombe en arrêt devant une peinture d’Aloïse Corbaz (1886-1964) intitulée Joséphine lance des roses-lotus à Napoléon. « C’était un hymne à l’amour, à la vie. Aloïse me lança ce jour-là un grand coup en pleine figure. Virulente émotion, la découverte m’aura marqué pour toujours. » Il découpe subrepticement l’image dans le livre. Jamais il ne se séparera de cette précieuse « icône d’amour ». Quelques années plus tard, il voit une affiche annonçant une exposition d’Aloïse à l’Atelier Jacob, une galerie située rue Jacob à Paris. Il y découvre des peintures et des dessins d’Aloïse. Fasciné, il revient tous les jours. Étonnée de tant de ferveur, Caroline Bourbonnais, la propriétaire de la galerie, le questionne, apprend qu’il fait des poupées, va les voir et propose immédiatement de les exposer.
Autre rencontre capitale, avec le cinéaste mexicain Teo Hernández : « J’étais un petit banlieusard, cette rencontre a été un tremblement de terre. J’étais fasciné et effrayé, il me présentait des choses que seul un poète voit. Je ne savais pas écrire, grâce à lui j’ai appris à lire, à écrire. Chaque matin, il me faisait une dictée. Et c’est avec lui que j’ai fait mon premier film, en pleine liberté. »
Les années suivantes sont celles des voyages aux longs cours avec Teo à travers quatre continents et une vingtaine de pays dont le Maroc, l’Iran l’Afghanistan, l’Inde, le Népal, le Mexique, le Guatemala et Belize. Fasciné, il découvre les masques et les poupées mexicains et guatémaltèques réalisés en bois, en carton et en bouts de tissus. De retour à Paris, il habite une petite chambre où il réalise ses premières Chairdames, des poupées de petite taille affublées d’objets hétéroclites telles des brindilles, des plumes froissées et des coquillages. À la fin des années 1970, il s’enfonce dans une profonde dépression, refuse de se soigner. « Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais cette intuition forte que je pourrais m’en sortir en créant des poupées. »
Sa chambre se remplit alors de poupées-fétiches très sombres réalisées avec des tissus et des chiffons récupérés trempés dans des mixtures de terre, de teinture et de sang puis suspendues, dégoulinantes. « Une fois j’ai eu très peur, c’était comme si je perdais connaissance, j’ai senti comme une aspiration vers le néant. J’ai ensuite essayé de retrouver cet instant, je n’ai jamais pu. Je ne créais pas, j’exhumais. Tous ces morts que j’avais vus dans Nuit et Brouillard, tous ces morts dans la fosse, c’était trop lourd, trop douloureux. »
La frontière de l’Art brut
C’est aussi à cette époque qu’il fait la connaissance de Madeleine Lommel. Ils créent ensemble L’Aracine, une collection d’Art brut qui sera présentée à Neuilly-sur-Marne de 1984 à 1996, avant que la collection (plus de 3 500 œuvres) ne soit donnée au LaM de Villeneuve-d’Ascq. Madeleine Lommel propose en 1981 à Nedjar d’envoyer une poupée et un dessin à Jean Dubuffet, lequel répond aussitôt : « Votre art est très effrayant, affreusement tragique. Mais la vie est très tragique, et alors autant lui faire face sans tergiverser. Autant ne pas dissimuler où nous sommes et ce que nous sommes. Vous le représentez très fortement, avec une puissance peu commune. » Et il fait entrer les deux œuvres dans sa collection.Trente-cinq ans plus tard, Françoise Monnin, auteur d’un livre d’entretiens avec Michel Nedjar à paraître ce mois-ci, observe que « si on demande à Nedjar s’il fait de l’Art brut, il lève les yeux au ciel, ce n’est vraiment pas son problème ! Pour moi, c’est un “brutiste”, comme Gauguin n’était pas un primitif mais un primitiviste. S’il est parfois encore classé dans l’Art brut, c’est tout simplement parce que Jean Dubuffet avait décrété qu’il était un “artiste brut” ».
Assombries par la mort de nombreux proches – Teo décède en 1992 –, les décennies 1980-1990 se révèlent puissantes en présences sauvages, parfois sauvages à faire peur. Un retour à la lumière s’amorce en 2005 à l’occasion d’une commande de Nathalie Hazan, conservatrice au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris. « Je venais de voir la Danse macabre de Nedjar à la Halle Saint-Pierre à Paris. Son travail m’apparaissait avoir une dimension théâtrale de plus en plus importante. Je lui ai alors proposé de travailler sur Pourim. » Cette fête joyeuse et transgressive commémore le sauvetage des Juifs de l’empire perse menacés d’extermination au Ve siècle avant l’ère chrétienne. Michel Nedjar se souvient : « Je pense que la commande de Nathalie Hazan m’a sorti de la fosse de Nuit et Brouillard. Je la remercie quand je fais mes poupées Pourim, je pleure de retrouver le merveilleux de l’enfance. La faiblesse masculine, je la ressens très fort quand je me retrouve avec des hommes qui ont perdu leur enfance. J’aurais jamais voulu grandir, entrer dans le monde bête des grands, dans la méchanceté des adultes ! » Aujourd’hui toujours, avec une jubilation jamais démentie, Michel Nedjar module des matières et des couleurs chargées des énergies et des délicatesses d’un artiste puissant et fragile.
Rétrospective
Michel Nedjar introspective au LaM initie à un parcours de plus de trois cent cinquante œuvres – poupées, bas-reliefs, objets, œuvres graphiques, peintures, films – couvrant quarante-cinq ans de création. Rares, précieux, cinq films radicalement expérimentaux invitent à découvrir « les éclats de lumière, l’épaisseur des noirs » [Françoise Monnin] d’un homme créateur qui va son chemin sans entraves. « Qu’est-ce qui fait que l’œuvre de Nedjar en soit arrivée là ? C’est-à-dire à ce degré de maturité », interroge Jean-Michel Bouhours, conservateur au Musée national d’art moderne, Centre Pompidou Paris et co-commissaire de l’exposition au LaM. « C’est Sartre, je crois, qui disait que l’homme est fait d’universel et de singulier et qu’il faut l’appréhender par les deux bouts. La singularité de l’œuvre de Nedjar nous ramène toujours à l’universel qui est en nous ; c’est sans doute pour cela qu’elle nous interpelle autant. »
1947
Naissance à Soisy-sous-Montmorency (95)
Vers 1960
Découvre Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais
1964
Passe son CAP de styliste modéliste, « mon seul diplôme »
1969
Rencontre Teo Hernández, cinéaste mexicain
1970-1975
Effectue de nombreux voyages, notamment en Inde et au Mexique
1999
Donation au LaM de la collection d’Art brut de L’Aracine
2016
Exposition « Michel Nedjar, présences » au MAHJ
2017
Exposition Michel Nedjar, « Introspective », LaM, Lille métropole, Villeneuve-d’Ascq, jusqu’au 4 juin 2017
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Michel Nedjar, terriblement inclassable
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Abonnez-vous dès 1 €Du 24 février au 4 juin 2017. Lille métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’Art brut, 1, allée du musée, Villeneuve-d’Ascq (59). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 7 et 10 €. Commissaires : Jean-Michel Bouhours, Corinne Barbant. www.musee-lam.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Michel Nedjar, terriblement inclassable