Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Hier, je suis allé à la décharge de Cowley, tout près d’Oxford, où l’on a entassé les carcasses d’avions allemands abattus durant le Blitz comme s’il s’agissait d’autant de cadavres jetés à même le sol dans une morgue sauvage. C’était terrible, comme un songe nocturne, mais c’était beau aussi, d’une beauté tragique, alors j’ai dessiné, et j’ai pris des photos. Pendant que je faisais cela, ce spectacle désolé m’est soudain apparu telle une mer immense submergeant le monde. C’est une sensation que l’on a, parfois, au clair de lune par exemple, comme si une marée géante recouvrait les champs, s’élevant et s’écrasant sur la plaine. Après, plus rien ne bouge, ce n’est pas de l’eau, ni même de la glace, c’est quelque chose de statique, et de mort. C’est du métal entassé sur du métal, un champ d’épaves à l’infini. Ce sont ces centaines de créatures volantes qui ont tenté en vain d’envahir nos invincibles rivages durant la bataille d’Angleterre. Eh bien, elles sont là et, sous ce clair de lune, on jurerait qu’elles commencent quand même à bouger, à se tordre, puis à tourner comme elles le faisaient dans les airs. Pourtant elles sont bien mortes, et immobiles. La seule créature vivante, ici, c’est cette chouette blanche qui vole au ras des corps de ces grands prédateurs, guettant les rats et les campagnols qui se cachent à l’ombre des carcasses. Tout est blanc dans ce monde scarifié par la guerre : chouette, lune, nuages, carcasses. Au cœur de cette couleur de givre, seuls tranchent, noirs, les emblèmes déchus de ces avions foudroyés.
Je ferai un tableau de cela, de cette mer morte, et je lui donnerai un titre dans la langue de celui que nous combattons, Totes Meer, afin qu’il comprenne quelle pétrification attend ceux qui rêvent d’envahir notre île. Je suis un peintre et un soldat, j’ai combattu durant la Première Guerre mondiale et je continue à me battre, le pinceau à la main, auprès de mes jeunes camarades en armes. Mon tableau sera une arme, lui aussi. Il devra avoir la clarté d’un message de victoire, l’efficacité d’un bombardement. Je rêve qu’il soit reproduit sur des milliers de cartes postales et que celles-ci soient lancées sur les plaines allemandes. J’ai vu ces formidables montages photographiques que font, là-bas, certains artistes qui résistent au nazisme, et j’imagine aisément mon tableau avec, collé dans cette mer d’acier comme s’il était venu y couler, la tête hideuse du chef suprême. Je suis sans haine pour le peuple allemand, et ce tableau en sera la preuve pour ceux qui savent regarder la peinture. Car, maintenant qu’il est présent devant mes yeux avec la netteté du rêve, je me rends compte qu’il fait signe, comme un hommage au-delà du temps et des frontières, à une œuvre que j’ai tant aimée, la Mer de glace de Caspar David Friedrich, ce paysage gelé où gît une histoire tragique. Friedrich me tient la main pendant que je dessine dans cette décharge, à la manière d’un véritable allié.
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Paul Nash a peint Totes Meer
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°697 du 1 janvier 2017, avec le titre suivant : Paul Nash a peint <em>Totes Meer</em>