À Paris, le théâtre national de Chaillot, qui a conservé une grande partie de ses décors d’origine, est un patrimoine en sursis. Ses décors, dont certains chefs-d’œuvre de l’Art déco, attendent d’être restauré depuis 1937.
Le théâtre national de Chaillot (TNC) est un pur chef-d’œuvre. Une icône que nous envient les amoureux de l’Art déco du monde entier, mais une icône en péril. Difficile de l’imaginer depuis l’extérieur mais, derrière son allure massive, la citadelle est menacée. Quatre-vingts ans après son inauguration, le palais qui toise la tour Eiffel a besoin d’un sérieux lifting. Vestige de l’Exposition universelle de 1937, le palais a été conçu comme une architecture éphémère, à l’instar de la majorité des édifices érigés pour ces événements planétaires. Construit sur une colline de craie, il souffre notamment de problèmes structurels récurrents dont les nombreuses fissures visibles ne sont que la face émergée de l’iceberg. Pour assurer la sauvegarde de ce trésor et le rendre plus fonctionnel, un chantier titanesque a été engagé en 2014. Une rénovation d’envergure comprenant plusieurs volets, dont la modernisation globale du site, la reconstruction de la salle Gémier, la mise aux normes de sécurité et d’accessibilité, ainsi que la réhabilitation de l’entrée historique côté Seine.
Un patrimoine extraordinaire
Ces travaux, d’un montant d’une vingtaine de millions d’euros, entièrement financés par le ministère de la Culture, ne concernent en revanche pas les décors. Un paradoxe incompréhensible, puisque l’édifice est classé dans son intégralité : la pierre autant que les décors anciens. À l’exception notable du bar-fumoir et de la grande salle, Chaillot a en effet conservé une grande partie de ses décors d’origine. Et c’est justement cette exceptionnelle cohérence stylistique, sans équivalent pour un bâtiment Art déco, qui fait toute sa valeur. Véritable œuvre d’art totale, le théâtre a été conçu du sol au plafond par un bataillon d’artistes et d’artisans de talent, sous la houlette des architectes Carlu, Boileau et Azéma et des décorateurs Niermans et Süe. Aujourd’hui, ce lieu unique offre un instantané de la commande publique dans les années 1930.
Si certains noms sont toujours célèbres – Bonnard, Denis, Belmondo – d’autres ont sombré dans l’oubli, tels Billotey, Chapelain-Midy, Waroquier, Malfray ou encore Charlemagne. Or, cet opulent programme pictural et sculpté, complété de riches lustreries et ferronneries, est resté dans son jus, comme on dit pudiquement. Les décors n’ont en effet pas été restaurés depuis 1937 et sont en sursis ! S’il se murmure que le ministère de tutelle pourrait finalement financer au moins la restauration des toiles de la galerie des Nabis, aucun engagement ferme n’a été pris pour l’instant.
Pour orchestrer l’incontournable campagne de sauvetage de ce patrimoine irremplaçable, le TNC a donc lancé une vaste levée de fonds. Pour l’heure, la souscription populaire n’a permis de récolter que 100 000 euros sur les 2,5 millions espérés. Les interventions à financer vont du simple nettoyage à des opérations plus importantes. L’ensemble du décor est encrassé par l’usure du temps, le passage quotidien de mille deux cents personnes et la fumée de cigarette accumulée pendant des années. De plus, quand l’Art déco est passé de mode, les décors ont été traités avec une grande désinvolture. L’immense peinture de Jaulmes a ainsi été perforée pour permettre le passage de fils électriques. Enfin, le site a été victime d’actes de vandalisme, et plusieurs œuvres en portent encore les stigmates.
Des peintures de Bonnard, Vuillard et Roussel
Certaines pièces nécessitent des interventions plus conséquentes et urgentes. La majorité des peintures souffrent par exemple d’altérations liées à la déformation du support, de déchirures, de décollements voire de pertes de matière. Les œuvres de la galerie des Nabis, tout comme celles des salles des Quatre-colonnes, réclament une restauration rapide. Marouflées dans des espaces proches de l’entrée originelle, elles ont pâti des variations climatiques, ce qui a accentué leur dégradation. Ces deux espaces vont précisément constituer la première phase du chantier, qui débutera au printemps 2017. Une fois restaurés, le public pourra redécouvrir ces lieux méconnus et remarquables.
Entrée initiale de la grande salle, la galerie des Nabis recèle de grandes peintures de Bonnard, Vuillard et Roussel, situées au pied d’un magnifique escalier. De part et d’autre de cette galerie, s’ouvrent deux autres espaces confidentiels : les salles des Quatre-colonnes. Ces deux vestibules symétriques qui servaient autrefois de vestiaires sont pourvus d’œuvres sur le thème de la musique et du théâtre. Ces salles présentent une disposition surprenante : les quatre angles servent de support à une paire de toiles réalisées par le même artiste, tandis que les colonnes initialement prévues en périphérie de la pièce ont été déplacées au centre, où elles forment la châsse d’une statuette dorée.
L’organisation de ces salles résulte de la rébellion des peintres exposés ici. Leurs œuvres n’ayant pas été retenues dans le parcours final, ils ont exigé un espace où accrocher leur travail. À défaut de conserver des chefs-d’œuvre injustement écartés, ces petits salons des « refusés » sont un témoignage sympathique et précieux de la diversité des styles de l’Art déco.
1878
Construction du Palais du Trocadéro pour l’Exposition universelle
1936
Construction du Palais de Chaillot actuel pour l’Exposition universelle de 1937
1948
Le Palais de Chaillot devient le siège de l’Onu. La Déclaration universelle des droits de l’homme y est signée le 10 décembre
1951
Jean Vilar est nommé directeur du Théâtre national populaire
1966
Création de la salle Firmin Gémier, qui inaugura en 1920 le premier théâtre national et populaire du monde
2014
Début des grands travaux de rénovation. La campagne de mécénat pour la restauration des œuvres sera lancée en 2015
Espace le plus emblématique du TNC, le Grand Foyer exprime la quintessence de l’Art déco : élégance, sobriété, volupté et recherche d’art total. Tout dans cette vaste salle, parée de marbre rehaussé d’ornements dorés, est au service de la modernité et de la beauté, des appliques au plafond à caissons en passant par la statuaire. Sans même parler du Théâtre antique. Ode à l’art scénique, l’immense toile marouflée de Gustave Louis Jaulmes occupe une surface de plus de 200 m2 !
Ce magistral foyer jouit par ailleurs d’un cadre exceptionnel : une vue imprenable sur la tour Eiffel et les jardins du Trocadéro. Ce lieu hors du commun et exceptionnel par sa cohérence stylistique est pourtant menacé. Sa rénovation nécessite de multiples opérations : restauration et consolidation des peintures, nettoyage des dorures et retouches à la feuille d’or sans oublier le dispositif d’éclairage à repenser complètement. À lui seul, le chantier du Grand Foyer représente la coquette somme d’un million d’euros.
La Danse de Ker-Xavier Roussel
Avec ses coreligionnaires, Pierre Bonnard et Édouard Vuillard, le peintre Ker-Xavier Roussel a été chargé de la décoration de la bien nommée galerie des Nabis. À l’ouverture du palais de Chaillot en 1937, le public découvrait, dès son entrée dans le théâtre, ces grandes toiles marouflées. Véritable explosion de couleurs dans un vaste espace recouvert de marbre blanc, ces peintures élégiaques et bucoliques nécessitent une restauration urgente. Une opération de sauvetage estimée à 35 000 euros par œuvre.
Le Printemps de Paul Belmondo
Sculpteur phare de l’Art déco, Paul Belmondo est l’auteur d’une des quatre saisons qui encadrent magistralement le Grand Foyer. Caractéristique de son travail, inscrit dans le renouveau néoclassique, cette statue incarne parfaitement sa recherche d’harmonie atemporelle à travers des lignes simples et des formes lisses. Comme la majorité des sculptures de Chaillot, Le Printemps a perdu de son chatoiement à cause de l’altération de sa dorure. L’œuvre a besoin d’un petit lifting, évalué à 4 000 euros.
La Tragédie de Louis Billotey
Le chef-d’œuvre de Billotey se distingue par sa taille, 9 mètres sur 6, mais aussi par sa technique, puisqu’il s’agit d’une fresque sur béton. Située dans le grand escalier, elle a demandé deux ans de travail à son auteur et lui a valu le grand prix de l’Exposition internationale. Inspirée de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, elle est aussi une allégorie de l’Europe au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Vandalisée et encrassée, La Tragédie a besoin d’importants travaux (40 000 euros).
Raymond Subes
L’intégralité du théâtre est rythmée par les créations du grand Raymond Subes. Ferronnier d’art parmi les plus célèbres de son temps, le Français a collaboré aux plus grands chantiers des années 1930, des balustrades du paquebot Le Normandie aux réverbères du pont du Carrousel. À Chaillot, il a réalisé, entre autres, de superbes plafonniers, d’élégantes mains courantes, des rambardes au dessin géométrique ou encore des ensembles de torchères. Autant de pièces insignes aujourd’hui en souffrance.
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Chaillot temple de l’Art déco en péril
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : Chaillot temple de l’Art déco en péril