Le peintre a voué sa vie aux animaux, notamment aux félins, qu’il n’a cessé de « portraiturer ». La maison Hermès, avec laquelle il a collaboré, a entrepris de lui rendre hommage et de le faire découvrir en tant qu’artiste.
Que l’on songe à La Raie de Chardin, aux chevaux de Vernet, aux vaches de Boudin, au Chat de Giacometti ou à l’Araignée de Louise Bourgeois, la liste est longue des artistes qui n’ont pas cessé de s’intéresser à la figure animale. Pourtant, alors que les peintres et sculpteurs ne font souvent pas de différence entre la représentation animalière et celle de l’homme, la société de l’art en établit étrangement une : « Il y avait un art noble – la représentation de la figure humaine – et un art non noble – la représentation de l’animal », regrettait déjà en 1896 Emmanuel Fremiet. L’artiste savait en effet ce qu’il en coûtait aux artistes animaliers. Son Gorille enlevant une négresse n’avait-il pas fait scandale au Salon de 1859, le jury ayant refusé l’œuvre, ne sachant pas, selon Nadar, « à quelle sauce » l’animal kidnappeur devait manger la dame ? Il aura fallu attendre que la « négresse » devienne « femme », et que d’aucuns se persuadent qu’il ne s’agissait pas là d’une invitation à dîner mais d’un viol, pour que l’œuvre soit finalement présentée au public du Salon de… 1887.
Des portraits d’animaux
C’est un fait : l’art animalier traverse l’histoire de l’art, des parois de Lascaux à Walton Ford, en passant par l’Égypte antique et le Moyen Âge ; malgré cela, il ne tient que les plus basses marches sur l’échelle des genres… Et encore doit-on faire la distinction au sein de cette hiérarchie entre les artistes animaliers ! Entre les recherches plastiques d’un Bugatti, d’un Barye ou d’un Pompon, par exemple, et les autres classés, au mieux, au rang d’illustrateurs animaliers.
Robert Dallet (1923-2006) appartient à cette dernière famille. Chez lui, aucune vanité aux gibiers à la Frans Snyders, ni de scène de chasse à la Jean-Baptiste Oudry, mais des lions, des tigres, des panthères et des jaguars, d’Indochine, d’Inde ou du Kenya, saisis au crayon et à l’encre avant d’être magnifiés, selon les envies et les époques, par l’aquarelle, la gouache, l’acrylique ou l’huile. Des portraits de félins, donc, tantôt majestueux ou au repos, tantôt aux aguets. « Avec une sincérité et une modestie – si rare de nos temps – qui l’honorent, [Dallet] ne revendique nullement son inscription dans le “grand art”, se satisfaisant humblement du titre de peintre animalier, dont on a pu voir combien il était relégué à un genre mineur », écrit Dominique Baqué dans un essai [Féroces et fragiles, les félins dans l’œuvre de Robert Dallet, Actes Sud, 2016]. Et peu importe si, rappelle la critique d’art, celui-ci s’inscrit dans la lignée du Portrait de lionne (vers 1819) de Géricault – qui fit du fauve un sujet à part entière. D’ailleurs, Dallet lui-même se disait plus volontiers « scientifique » qu’« artiste ». « Je ne suis pas un peintre, je n’interprète pas, j’étudie », expliquait-il, tout en parlant, à propos de ses dessins, de « portraits ».
Le plaisir du dessin sur le vif
« Étrange histoire que celle de Robert Dallet : né en Normandie, issu d’un milieu fort modeste qui ne le prédisposait en rien au dessin ou à une quelconque carrière artistique, l’autodidacte va être littéralement saisi, “ravi” – au double sens du terme – par l’art », poursuit Dominique Baqué. Après s’être essayé en clown blanc, « l’autodidacte » décide en effet de vivre ses deux passions, les animaux et le dessin, en en faisant son métier. Dans les années 1950, il « monte », comme on dit, à Paris et travaille pour des éditeurs. Comme avant lui Delacroix, Barye ou Frémiet, Dallet fréquente les parcs zoologiques et les muséums d’histoire naturelle, dessinant inlassablement ce qu’il voit – allant même jusqu’à assister à l’autopsie d’animaux, comme le faisaient les maîtres anciens, pour mieux comprendre l’anatomie animale.
S’il ne les a probablement pas lus, il suit alors les conseils d’Alexander Calder, qui, dans son Animal Sketching, petit traité sur la manière de dessiner les animaux (1926), recommande d’aller dans les zoos pour capter le mouvement et l’essence dynamique de la vie. Il faut, écrit Calder, « travailler vite, ce qui permet de gagner beaucoup de temps quand il s’agit de passer d’un croquis à l’autre en suivant les mouvements de l’animal ». Car l’animal ne pose pas, jamais. « Mon père considérait que la base de l’art animalier était l’étude de l’anatomie, de la musculature. Dans les années 1950, il n’avait pas assez d’argent pour s’acheter un appareil photo, alors il a appris en dessinant des croquis sur le vif », dit aujourd’hui Frédéric Dallet, le fils de l’illustrateur. « Ne vous souciez pas, écrit Calder, que vos dessins soient dans le bon sens ou le bon ordre. Continuez à transmettre rapidement vos impressions des mouvements de l’animal, et prenez plaisir à ce que vous êtes en train de dessiner. »
Le « plaisir », justement, pourrait bien être le moteur de Robert Dallet. Le plaisir de dessiner les félins, d’abord dans les parcs zoologiques puis, à partir de 1975, dans les parcs nationaux africains. Cette année-là, en effet, la compagnie Air Afrique lui commande d’illustrer ses guides sur l’Afrique de l’Ouest. « C’est l’envol, enfin le rêve se concrétise », écrit Baqué. Dès lors, les voyages se suivent, d’abord seul, puis, plus tard, accompagné de son fils Frédéric. « De 1992 à 1999, nous sommes partis chaque année en Afrique de l’Est », se souvient ce dernier, qui garde de ces voyages « de merveilleux souvenirs ».
Témoigner de la disparition des grands félins
Dix ans après sa découverte de l’Afrique, en 1985, Robert Dallet expose au Muséum d’histoire naturelle de Paris. C’est enfin l’année de la reconnaissance… et celle d’un nouveau départ, d’une vie nouvelle. « Je me rappelle mon père rentrant un jour du salon des illustrateurs en disant avoir eu un contact avec la maison Hermès », se souvient aujourd’hui Frédéric Dallet. Le contact s’appelle Jean-Louis Dumas, le président de la prestigieuse maison de luxe, qui lui passe commande pour un premier carré, « pour essayer »… Kenya est un succès et l’essai débouche sur une « riche collaboration qui va littéralement changer la vie de Robert Dallet », analyse son fils. Vingt-cinq carrés Hermès seront ainsi dessinés – « dont un seul n’a pas été retenu ! » – entre 1985 et 2006.
« Robert Dallet est à l’origine une de nos “mains” », c’est-à-dire l’un des illustrateurs avec lesquels la maison travaille pour créer les dessins qui sont ensuite reportés sur les textiles, raconte Pierre-Alexis Dumas, qui a repris la direction artistique d’Hermès à la suite de son père, décédé en 2010. Celui-ci a travaillé avec Dallet de 2002 à 2004. Il se souvient d’un être « modeste et humble », et d’« un grand talent dans son domaine », le qualifiant même « d’extraterrestre » : « Consacrer sa vie à l’observation et à la reproduction visuelles de l’espèce animale avec autant d’assiduité, de persévérance, voire d’obsession : peut-on encore seulement parler d’illustration ? », s’interroge Dumas fils. Pour lui, la question n’est en effet pas de savoir si Dallet est un artiste, mais à quel moment l’art passe-t-il d’un genre « noble » à un genre « mineur », ou « décoratif », et comment « cataloguer les démarches créatives : avec quels critères, quelle autorité ? »
En ce qui le concerne, Pierre-Alexis Dumas est convaincu que Dallet est un artiste, « parce que, au-delà de sa maîtrise technique prodigieuse, il s’inscrit dans une médiation. Derrière ses images, il y a un propos qui, à l’époque, a laissé les gens indifférents, mais qui, aujourd’hui, apparaît d’une actualité brûlante ». Car, dès les années 1960-1970, Robert Dallet comprend que la destruction systématique des fauves est en marche. Or, « la seule façon qu’il avait de le dire était de les peindre », ce qu’il fit à la fin des années 1970 en recensant de manière quasi encyclopédique toutes les espèces existantes de félins, avant qu’elles ne disparaissent. « Sa peinture était une manière de participer à la préservation de la nature », explique Frédéric Dallet. Et c’est pourquoi celui-ci semblait, selon les mots de son fils, si « mélancolique avec une forme de tristesse » : « Premièrement, personne n’entendait son propos (la disparition des félins), et, deuxièmement, il n’était pas reconnu en tant qu’artiste », dit Pierre-Alexis Dumas. Double peine.
Un projet à la fois modeste et important
Forts de cette analyse, la maison Hermès et Pierre-Alexis Dumas ont donc décidé d’organiser, en 2016, une exposition hommage itinérante des peintures et dessins de Dallet, accompagnée de l’édition d’un service de table en porcelaine établi à partir de ses esquisses (« Carnet d’Équateur »). L’objectif est double : sensibiliser le public à la protection des fauves et faire enfin connaître le travail de l’artiste. Partie de Greenwich, dans le Connecticut, en janvier dernier, l’exposition devrait terminer sa route, si un lieu d’accueil est trouvé, à Paris, après être passée par Milan, Munich, Hong Kong, Taïwan et Mumbai. Un « Dallet’s Tour » qui peut sembler d’abord étonnant, tant Robert Dallet n’est a priori pas Takashi Murakami, mais qui fait sens avec les valeurs d’Hermès. Car, pour Pierre-Alexis Dumas, l’enjeu de cet hommage n’est pas à chercher dans une opération de communication de marque : « Cette exposition est un projet à la fois modeste et important. » Modeste comme le genre auquel appartient l’œuvre de Dallet : la peinture animalière. Important parce que « l’histoire de Dallet est liée à l’histoire récente de la maison Hermès, et qu’elle est représentative du rapport respectueux que l’on entretient avec les talents créatifs ».
Est-ce la seule raison ? Il y en a une autre, plus secrète : l’amitié qui unit de 1985 à 2006 deux hommes, un capitaine d’entreprise et un artiste, qui ne se sont jamais perdus de vue. « Entre Jean-Louis Dumas et mon père, il y avait une amitié sincère, sobre, respectueuse. Je pense qu’ils s’admiraient mutuellement », confie Frédéric Dallet. Une amitié qui ne pouvait donc que réunir autour d’un même projet deux fils attachés à défendre l’héritage paternel. « On fait cela pour nos pères », aurait glissé Pierre-Alexis Dumas à Frédéric Dallet.
1923
Naissance en Normandie
1952
Décide de devenir dessinateur animalier et quitte sa région natale pour Paris
1960
Rencontre avec Robert Wolff, directeur du journal La Vie des bêtes, avec qui il collabore pendant 16 ans
1980
Première exposition de sa collection de planches couleur représentant toutes les espèces et sous-espèces connues de félins au Muséum d’histoire naturelle de Rouen
1999
Dernier voyage de l’artiste
2006
Exposition de ses tableaux dans la Galerie Varine-Gincourt (Paris). Robert Dallet décède dès suite d’une longue maladie
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La griffe de Robert Dallet
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Abonnez-vous dès 1 €Du 10 décembre 2016 au 9 janvier 2017. Hermès, 15A, Horniman Circle Garden, Kala Ghoda, Fort, Bombay (Inde). Ouvert tous les jours de 11 h à 19 h Entrée gratuite. www.robert-dallet.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : La griffe de Robert Dallet