Portrait

Jean-Luc Verna, à fleur de peau

Invité cet automne du Mac Val, cet artiste complet, dessinateur hors pair, a fait du corps et de la mort le cœur battant de son œuvre.

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 novembre 2016 - 1907 mots

Demandez-lui ce que représente le dessin et il vous répondra tout de go : « Le dessin, c’est comme les chansons. C’est une petite forme, courte, avec peu de moyens, qui doit dire le maximum de choses. Ce n’est pas le lieu d’une fanfaronnade ou d’une démonstration de maîtrise technique. »

En quelques mots, tout est dit. Il en a d’ailleurs le goût et manie le verbe avec grande précision. S’il reconnaît que le dessin, c’est « la colonne vertébrale » de sa démarche, il n’en est pas moins un artiste orchestre, tour à tour chorégraphe, auteur, danseur, chanteur, performeur, comédien, etc. Bref, une sorte d’artiste-acteur, sans arrêt en action. Il suffit d’ailleurs de se rendre à Vitry-sur-Seine, au Mac Val, pour le mesurer. Jean-Luc Verna y est non seulement invité cet automne, occupant l’immense salle du musée, mais il y est également en résidence, bien heureux de pouvoir disposer d’espaces de vie et de travail qui changent des quelques mètres carrés où il habite dans le 19e arrondissement de Paris.

S’il défend avec force l’idée qu’il est « un artiste au travail », c’est que Verna hait l’image de l’artiste branché, au parfum du moindre vent coulis qui peut être bénéfique à son plan de carrière, mais aussi que, pour lui, la vie quotidienne n’est rien d’autre qu’« une fiction pesante ». À ce propos, il partage avec Béatrice Dalle – une amie qui fera la voix off de sa prochaine pièce – le sentiment qu’on n’est vivant que lorsqu’on est au travail. Originaire de Nice, né il y a cinquante ans, Jean-Luc Verna se sait un artiste en « middle carrière » et il a déjà suffisamment roulé sa bosse pour appréhender son histoire avec lucidité. Face à son avenir, il ne cache pas son inquiétude dans le contexte d’un monde de l’art qui n’est plus comme dans les années 1990 où l’argent, les médias et le buzz ne gouvernaient pas encore celui-ci.

Félicien Rops, son « pote »
Ancien étudiant à la Villa Arson, Verna y a enseigné avec bonheur pendant près de vingt ans, jusqu’au jour où il en a claqué la porte avec fracas parce qu’on lui reprochait d’y prôner des méthodes pédagogiques qui n’étaient pas conformes. Hier à Poitiers, demain sans doute à Cergy, l’artiste aime enseigner. Beaucoup d’artistes aujourd’hui repérés sont d’ailleurs passés par son atelier. « Mon enseignement, c’est le nu académique. Évidemment, je l’aménage énormément pour que cela ne soit pas le lavement que ça peut être. J’ai un cours très aménagé, très performé, qui se passe en musique et pendant lequel j’interviens à plusieurs niveaux. »

Chez Verna, le dessin est en effet un médium ouvert à toutes les expériences. Comme on peut le voir à Vitry, ses dessins montrent plusieurs étapes du travail : « Je passe mon temps à tuer mes dessins. Je n’ai pas envie de dire : “Regarde comment je te l’ai torché celui-là, quelle superbe habileté !” Alors, je le calque, le photocopie, le transfère. Chaque étape tue l’étape d’avant. Je tue la vivacité du dessin. Reste une macule pourrie, un tattoo émoussé. » En réalité, ses dessins ne sont ni pourris ni émoussés, mais il en livre au regard leur substance. Jean-Luc Verna ne présente que les fantômes de ses dessins, jamais le dessin fa presto. La performance graphique l’ennuie profondément et il se moque volontiers de ceux qui font des machins immenses et laborieux. Il préfère de loin le petit format, y déclinant notamment tout un monde de figures et plus récemment d’animaux.

Par rapport au dessin, si Verna cite en référence tout aussi bien Félicien Rops – « C’est mon pote », dit-il un grand sourire aux lèvres –, Gustave Doré ou Benjamin Rabier que Daumier ou Grandville, il raconte comment il a été proprement bouleversé par la découverte du travail d’Alfred Kubin au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, il y a une dizaine d’années. « Ça m’a coupé les mains pour six mois. C’est insurpassable. J’étais sur un certain type d’étrangeté et j’ai vu ça. J’ai pleuré. Ça m’a rendu malade. » Jean-Luc Verna est un être hypersensible. Sa haute stature, sa forte musculature, son crâne rasé et son corps recouvert de tatouages n’en cachent pas moins un individu d’une grande douceur qui vit sur des charbons ardents et que son tee-shirt à l’image imprimée d’Iron Man, son pantalon et ses bottes battle-dress ne dévoilent pas forcément au premier coup d’œil. « Aujourd’hui, après toute une immersion dans le corps, je dessine des animaux. C’est lié à une histoire personnelle, tout d’un coup les oiseaux sont arrivés. Ils disent les mêmes choses que nos corps. Ils sont ultra rock’n’roll, ultra sexués et portent le vieillissement du corps, le cri d’amour, le dialogue avec la mort… »

Rythme et scansion
Le corps, le nu, la mort, ce sont là des données omniprésentes dans l’œuvre de Jean-Luc Verna. « Quand on offre la vie à quelqu’un sans qu’on lui ait demandé, on lui offre la mort, dit-il paisiblement. Il n’est question que de savoir dealer avec cette échéance, qui est l’une des rares choses que l’on partage tous. À égalité. » Porteur du sida, Verna n’a pas plus un discours sur la chose que sur l’homosexualité, sur le fait d’être tatoué, chauve ou d’aimer manger de la viande. Ce qui importe à ses yeux, c’est de parler « de ce qui ne change pas dans le fait d’être un humain et qui ne change pas depuis le début de l’humanité. » Intitulée Uccello, Uccellacci and the Birds, la pièce qu’il est en train d’écrire pour le festival « Étrange Cargo 2017 », à la Ménagerie de Verre à Paris, en dit long de cet engagement proprement existentiel qu’il entretient avec la création et de cette façon de s’y mettre tout le temps en jeu. Le pitch ? « Une femme seule, au téléphone, comme dans La Voix humaine de Cocteau, va parler, peut-être dans le vide, peut-être à son amant qui l’a laissée, dans l’urgence de partager avec lui les derniers souvenirs de leur histoire d’amour, mêlés aux souvenirs des villes qu’ils ont traversées, des musées, des statues qu’ils ont vus, des concerts de rock auxquels ils ont participé, et de leurs corps rejouant tout cela dans les chambres d’hôtel. »

Jean-Luc Verna aime tout autant dessiner qu’écrire, chanter, danser, performer, etc. Mais au fait, côté littérature, qui donc l’inspire ? « Pour le dialogue avec la mort, Marguerite Duras, c’est sûr, dit-il d’un ton résolu. Duras, elle aussi, est insurpassable. Je la relis sans cesse mais elle m’a beaucoup empêché d’écrire. Quand je l’ai découverte dans les années 1990, j’ai su tout de suite qu’elle mettait des mots sur ce que je ressentais et la façon dont elle écrit, dont elle parle, dont elle lit résonne pour moi directement avec mon dessin. Il y a toujours un silence avant et après pour que la déflagration soit maximum. » Verna est quelqu’un du rythme, de la scansion, de la syncope, des ruptures inattendues. Quel que soit le médium qu’il emploie, écriture, dessin ou son. Tout le temps qu’il est éveillé, il n’arrête pas d’écouter de la musique et l’espace de son exposition au MacVal en est envahi en permanence.

Son CV compte une liste considérable de spectacles, où il interprète Gisèle Vienne, de concerts pop, rock et new wave, notamment avec ses complices Arnaud Maguet, Gauthier Tassart et Julien Tiberi – « un super batteur ». Initiateur du groupe « I Apologize », il monte régulièrement sur scène avec eux et ne cache pas sa joie d’avoir intégré Xavier Boussiron – « un sublime guitariste » –, musicien analphabète, plasticien, dramaturge, performeur, scénographe et un temps galeriste. On n’en finirait pas ainsi d’énoncer tous ceux avec lesquels il aime travailler et les lieux où il s’est donné en spectacle, du Centre Pompidou au Palais de Tokyo, du Confort Moderne à Poitiers au Teatrino du Palazzo Grassi, à Venise, à l’occasion du premier festival The Venetian Blinds, l’an passé, etc.
Côté musique, Verna avoue son faible pour les reprises twistées à sa sauce. « J’adore le motif de la reprise parce que c’est le truc le plus casse-gueule au monde. Les gens préfèrent toujours l’original, donc de toute façon ce que tu fais, c’est moins bien. Ce que j’aime dans la reprise, c’est que c’est moitié hommage, moitié sacrilège. » Et ce qui lui plaît dans le spectacle, c’est que « le jugement est immédiat. Il n’y a aucun différé. Dans l’art, il n’y a que ça. Dans le chant, la danse, la performance, la jouissance est directe, c’est une vraie drogue. » Ici et maintenant, en quelque sorte. Il y a pour lui dans l’exercice du spectacle quelque chose d’inédit, d’unique, « peut-être semblable à la sexualité, précise-t-il, alors que, dans l’exposition, il est beaucoup plus question de distanciation que de la vibration de la chair. »

Acteur du cinéma de Dellsperger

On l’aura compris, Jean-Luc Verna est un artiste à fleur de peau. À bien y regarder d’ailleurs, on observe vite qu’il porte à l’image de l’étoile une affection particulière. Il en a non seulement toute une constellation tatouée sur lui mais il en décline sans cesse la figure dans son œuvre. D’aucuns se souviennent sans doute de cette Baguette magique monumentale qu’il avait installée, manche et pieds trempotant au beau milieu du bassin du jardin des Tuileries, lors de l’édition 2013 de la Fiac, et servant heureusement de perchoir aux mouettes locales. « L’étoile à cinq branches, c’est le corps humain, relève l’artiste. La tête, les bras et les jambes. Un symbole magique et plutôt puissant. C’est un signe que l’on retrouve à travers toute l’histoire des arts visuels, de ceux de la table, du packaging, etc. C’est en plastique, en marbre, en or, etc. Bref, c’est le grand “cross over” total », conclut-il comme pour souligner son intérêt à l’universelle.

Curieux tant de culture savante que de cultures populaires ou marginales, Jean-Luc Verna est encore l’un des interprètes fétiches du cinéaste Brice Dellsperger avec qui il était étudiant à la Villa Arson. Ensemble, ils développent tout un travail de production polymorphe qui passe par toutes les formes d’expression plastique. Si ce dernier a fait du travestissement et de l’invention des genres sa marque de fabrique, construisant un cinéma de l’anomalie visuelle, Verna y trouve son compte et y occupe une place de choix. Ainsi en 2000, dans Body Double X, une réadaptation du film L’important c’est d’aimer, dans lequel il joue tous les rôles. En fait, rien ne l’amuse plus que de se glisser dans la peau des autres. Comme dans cette série d’images intitulée Paramour où il pose nu en référence masculine ou féminine à toute une myriade de figures de l’histoire de l’art. Et l’artiste-acteur de dire adorer la formule du célèbre archéologue et historien de l’art ancien Quatremère de Quincy : « Le héros ne peut être que nu. »

Chronologie

1966
Naissance à Nice (06)

1980
Quitte sa famille qui n’accepte pas sa façon d’être, notamment son homosexualité

Années 1980
Étudie le dessin à la Villa Arson (Nice)

1989
Performance Fluxus à la Villa Arson avec Ben Vautier

1997-2003
Joue dans plusieurs vidéos de Brice Dellsperger, dont Body Double X

Depuis 2013
Dispense des cours de dessin à l’École européenne supérieure de l’image de Poitiers

2014
Concert au Centre Pompidou de Paris avec son groupe I Apologize

2016
Rétrospective au Mac Val

« Jean-Luc Verna – Vous n’êtes pas un peu trop maquillé ? – Non. Rétrospective »

Jusqu’au 26 février 2017. Mac Val, place de la Libération, Vitry-sur-Seine (94). Ouvert du mardi au vendredi de 10 h à 18 h, week-end et jours fériés de 12 h à 19 h. Tarif : 2,50 et 5 €. Commissaires : Frank Lamy, Julien Blanpied. www.macval.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : Jean-Luc Verna, à fleur de peau

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