Quel est l’intérêt de réunir au sein d’un ouvrage des articles déjà parus dans un journal quand celui-ci est accessible, avec ses archives, sur Internet ?
Philippe Dagen ne se pose pas la question, qui compile chez Gallimard, sous le titre Artistes et ateliers, un recueil de ses portraits et interviews publiés dans le quotidien Le Monde entre le 24 septembre 1987 (une interview de Francis Bacon) et le 8 janvier 2016 (la rencontre d’Ai Weiwei dans son atelier de Berlin). Entre ces deux dates, ce qu’il faut donc considérer comme le meilleur du critique d’art, soit soixante-quatre « rencontres » avec des plasticiens qui ont marqué ces trois dernières décennies. Rien que du beau monde ! L’éditeur aurait pu les classer ou les hiérarchiser : les peintres d’un côté, les installateurs-sculpteurs de l’autre… Mais à cette approche a été préférée celle de l’ordonnancement, froid mais efficace, de la suite alphabétique. Se succèdent ainsi, dans un enchaînement d’accords parfois dissonants, Bokos et Boltanski, Cattelan et Constant, Garouste et Hantaï, Murakami et Music, Rheims et Richter, etc. Certains sont décédés depuis la parution de l’article dans Le Monde (Balthus, Riopelle, Polke…), d’autres n’ont pas encore 40 ans au moment de la parution d’Artistes et ateliers (Nazanin Pouyandeh est née en 1981, trois ans après Camille Henrot).
Dans sa préface, l’auteur ne dit rien des critères qui ont prévalu à sa sélection. Pourquoi soixante-quatre artistes et non, par exemple, cinq de plus ? Certains plasticiens, pourtant visités par le critique, ont été écartés, à l’instar d’Iris Levasseur en 2009 : pourquoi ? Dagen n’en dit rien, mais prévient : « Chaque fois que possible […], je suis parvenu à rencontrer les artistes dans leurs ateliers. » Car là est la raison d’imprimer ce livre, édité dans la collection « Témoins de l’art » de Gallimard : pas de critiques d’expositions ni de nécrologies, mais des artistes approchés de près, parfois dans leur intimité : « Je pourrais commenter les capacités culinaires de quelques hôtes qui n’ont pas jugé indigne d’eux de me préparer un repas dans leur cuisine », écrit Dagen, « Ellsworth Kelly dans le genre végétarien, les Kabakov dans le genre russe, Martial Raysse dans le genre périgourdin ». Ainsi les articles ne commencent-ils jamais par « Le musée des beaux-arts présente » ou « L’artiste est mort », mais par : « Trouver l’atelier de Tim Eitel n’est pas facile », quand celui de « Diadji Diop se trouve au fond d’un jardin », et l’habitation de Vincent Corpet « rue du Progrès, dans le quartier de La Plaine, à Marseille ». Alberola, lui, demande d’emblée : « Vous ne direz pas où j’habite, au moins ? » Dagen ne le révélera pas, pas cette fois. Ce qui l’intéresse : « percer les processus créatifs, les expériences, les découvertes et aussi les accidents », bref, comprendre (« L’atelier d’Erró ressemble à ses peintures »), parfois non sans difficulté (« Sur sa manière de peindre [Joan Mitchell] ne se livre pas plus »), au risque même de se faire envoyer, tel Cravan par Johnson, dans les cordes : « – Vous avez cependant fréquenté les surréalistes », demande Dagen à Louise Bourgeois : « – Ah ça ! Tout le monde le dit ! C’est faux », rétorque l’artiste, qui se lève, « bien près de se mettre en colère sérieusement ». C’est que le métier de critique ne va pas sans risques physiques, et pas seulement digestifs.
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Prière d’insérer du beau Monde
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Abonnez-vous dès 1 €Philippe Dagen, Gallimard, 400 p., 28 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Prière d’insérer du beau Monde