Ces philanthropes sont soucieux d’accompagner la création actuelle, mais aussi de fédérer les énergies pour mener à bien des projets ambitieux.
C’est un fait, la France n’est pas l’Amérique et la philanthropie privée est loin d’y être aussi développée. Pourtant, selon l’Observatoire économique de la Fondation de France, on dénombre plus de 2 200 fondations dans l’Hexagone. La majorité d’entre elles ont été créées par des particuliers et non par des entreprises. Parmi les secteurs soutenus figure l’art, qui attire des mécènes souvent passionnés, aux choix mûrement réfléchis. La puissante fondation de la famille Bettencourt-Schueller, voulue par Liliane Bettencourt qui a fait fortune avec L’Oréal, a ainsi accordé plus de 15 millions d’euros à l’artisanat d’art depuis 1999, à travers son prix de l’intelligence de la main, son soutien à des institutions comme Sèvres-Cité de la céramique ou l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Maya Hoffmann, petite-fille du fondateur des laboratoires Roche, édifie quant à elle une tour à 150 millions d’euros signée Frank Gehry à Arles où elle accueillera en résidence, produira et exposera des artistes contemporains. Si tous les mécènes n’ont pas ces moyens, force est de constater une multiplication de réalisations ou de projets qui contribuent à dynamiser la scène artistique, de l’écrin édifié par le couple Billarant (le roi des bandes scratch) dans le Val-d’Oise pour valoriser l’art minimal et conceptuel, au futur site souhaité par la styliste collectionneuse agnès b. afin d’y présenter des photographes et des vidéastes – elle a constitué un fonds de dotation pour cela.
Une collection, objet de partage
Ainsi, Florence et Daniel Guerlain (petit-fils du parfumeur qui inventa Shalimar) ont choisi d’axer leur mécénat sur le dessin. Ils ont commencé par organiser des expositions aux Mesnuls, dans les Yvelines, le fief familial. « Mais à 40 km de Paris, hormis aux vernissages, il y avait peu de monde le reste du temps. Étant architectes paysagistes de formation, sensibles au trait, nous avons alors décidé de créer un prix du dessin », souligne Daniel Guerlain. Au moment du Salon du dessin à Paris, un jury composé de collectionneurs choisit l’heureux lauréat qui recevra 15 000 euros et verra l’une de ses œuvres offerte au Centre Pompidou ; les deux dauphins bénéficient également d’une dotation de 5 000 euros. Pour le dixième anniversaire du prix, les trente artistes ainsi récompensés vont être exposés à Beaubourg du 14 juin au 11 septembre 2017. Le couple a par ailleurs fait don, en 2012, de l’essentiel de sa collection (1 200 dessins) au Centre Pompidou, soucieux que celle-ci reste entière et soit vue par le plus grand nombre. Le couple promet déjà d’autres donations : « C’est important que ces œuvres entrent dans un tel musée », estime Florence Guerlain.
« Une collection est un objet de partage. La montrer, c’est avant tout valoriser le travail de l’artiste », confirment Évelyne et Jacques Deret, qui ont pour leur part choisi de promouvoir depuis cinq ans les artistes français émergents. « À force de parcourir les foires et les biennales, nous avons eu envie de témoigner de la vitalité de la scène française », expliquent-ils. Et, pour cela, ils ont lancé une initiative philanthropique originale, dans laquelle ils ont entraîné d’autres aficionados : Art Collector est une sorte de club de collectionneurs qui met régulièrement en avant un artiste au travers d’une exposition gratuite, organisée au premier étage du Patio Opéra, au cœur de Paris. Les œuvres prêtées par les collectionneurs côtoient des travaux récents apportés par l’artiste lui-même et sa galerie. Dix expositions ont été montées dans ce lieu dont la rénovation et l’aménagement ont été financés par les Deret. Une rétrospective consacrée aux artistes primés y sera montrée du 14 novembre au 3 décembre, avant d’être ensuite présentée à Bruxelles, afin d’accompagner les lauréats à l’international et de créer une communauté de collectionneurs engagés à l’étranger. C’est d’ailleurs en dirigeant des groupes internationaux (Buitoni, Johnson, Sara Lee), et côtoyé des mécènes américains puis européens, que Jacques Deret a « pris conscience de la place centrale des collectionneurs pour le milieu de l’art ».
Aider les artistes
La dimension internationale, la mécène brésilienne Sandra Hegedüs l’a recherchée d’emblée quand elle a fondé en 2009 SAM Art Projects, une organisation à but non lucratif qui favorise les échanges culturels entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, soutenant des artistes contemporains basés en France ou dans des pays situés hors des grandes places du marché de l’art. « Ma passion m’a donné l’envie de pouvoir être aux premières loges dans le processus de création, d’avoir un rôle actif dans l’art de mon temps », explique-t-elle. Son action s’articule autour d’un prix de 20 000 euros décerné chaque année à un artiste français et de résidences d’artistes étrangers à Paris ; ces deux axes donnent lieu à des expositions au Palais de Tokyo. « J’ai déjà aidé près d’une quarantaine d’artistes », se félicite cette collectionneuse qui n’hésite pas à lever des fonds auprès de ses réseaux ou à solliciter le mécénat de compétence d’experts. Elle a ainsi dernièrement produit l’installation du Brésilien Rodrigo Braga, Mer intérieure, visible jusqu’au 18 décembre dans le bassin entre le Palais de Tokyo et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Tous ces philanthropes témoignent de la montée en puissance d’une génération de collectionneurs militants, avides d’accompagner les talents de demain, de fédérer les énergies au service de projets ambitieux, soucieux de partager les nouvelles visions du monde apportées par les artistes plutôt que d’obéir aux diktats du marché.
L’esprit du Bauhaus - Il y a deux ans, la Fondation Hermès coproduisait l’exposition « Formes simples » avec le Centre Pompidou-Metz. Très impliquée dans la création et la transmission, la structure de mécénat du maroquinier de luxe trouve une nouvelle fois à s’engager dans un évènement en phase avec ses valeurs : « L’esprit du Bauhaus », une vaste rétrospective proposée par le Musée des arts décoratifs, du 19 octobre au 26 février. Plus de neuf cents œuvres sont présentées. Créé en 1919 à Weimar, dissout en 1933 à Berlin lors de la montée du nazisme, ce mouvement incontournable de l’histoire de du XXe siècle a laissé un héritage considérable, que se réapproprient nombre d’artistes aujourd’hui. « Architectes, sculpteurs, peintres, tous nous devons retourner à l’artisanat », disait son initiateur, Walter Gropius. « Le croisement des disciplines, le compagnonnage entre maîtres artisans et artistes, l’intelligence collective et la volonté d’explorer de nouvelles formes caractérisaient l’esprit du Bauhaus ; ce sont autant d’enjeux que la Fondation Hermès privilégie à son échelle depuis 2008 », observe Catherine Tsekenis, sa directrice. Cette fois-ci, pas de coproduction comme à Metz, mais un étroit partenariat. « On les a beaucoup impliqués, dans le choix du sujet, de la scénographie…, mais pas sur les choix d’artistes », souligne-t-on aux Arts décoratifs. « Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique d’Hermès International et président du conseil d’administration du musée, est très intéressé par les objets, l’artisanat, à travers ses ateliers et expositions à travers le monde. » Guidée par le fil rouge des savoir-faire et des nouveaux usages, la Fondation développe ses propres programmes : résidences pour les plasticiens, Immersion pour la photo, New Settings pour la scène, prix Émile Hermès pour le design… Avec un leitmotiv : « Nos gestes nous créent. »
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Collectionneurs, la montée en puissance des « militants »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Collectionneurs, la montée en puissance des « militants »