Apparu au début du XXe siècle en Allemagne et porté par deux mouvements artistiques (Die Brücke et Der Blaue Reiter) l’expressionnisme est à l’honneur cet automne dans plusieurs expositions en Europe.
1 - Histoire d’un mot
Apparu en 1850 dans le Tait’s Edinburgh Magazine pour qualifier une école de peinture, le terme d’expressionnisme est utilisé par le critique d’art Charles Rowley en 1880 à l’occasion d’une conférence à Manchester sur les peintres contemporains. Celui-ci l’emploie pour désigner une « aile expressionniste » regroupant certains artistes qui voulaient selon lui « exprimer des émotions et des passions ». Au début du XXe siècle, l’historien d’art allemand Wilhelm Worringer (1881-1965) le reprend à son compte, notamment dans son ouvrage intitulé Abstraktion und Einfühlung (« Abstraction et empathie »). Le mot sert alors à se positionner, aussi bien au niveau de la sensibilité que des techniques picturales, contre le naturalisme et l’impressionnisme dont la domination ne cesse de perdurer. Historiquement parlant, il qualifie plus particulièrement, en termes de mouvement artistique, deux groupes d’artistes allemands qui tentent d’échapper à la réalité pour laisser place à l’extériorisation de leurs émotions intérieures : Die Brücke, à Dresde en 1905, et Der Blaue Reiter, à Munich en 1911.
2 - L’expressionnisme avant l’expressionnisme
Comme il en est de certains concepts artistiques, tels que le classicisme, le baroque ou le romantisme, l’expressionnisme connaît une antériorité que d’aucuns font remonter loin dans le temps ou adressent à des productions considérées comme marginales. Grünewald et son célèbre Retable d’Issenheim (conservé à Colmar), Le Greco et ses figures étirées, Goya et son monde ensorcelé, les arts primitifs de l’Afrique et de l’Océanie se sont vus souvent qualifiés d’expressionnistes. Plus proches du mouvement lui-même, les exemples d’Edvard Munch, de Vincent Van Gogh et de Paul Gauguin, privilégiant la vision sur l’observation et l’imaginaire sur le réel, ont grandement influencé leurs cadets. Le goût de la ligne tourmentée chez le Norvégien, d’une chromie saturée chez le peintre d’Auvers et d’une sensualité à fleur de peau chez le Polynésien sont autant de critères qui caractérisent l’esthétique expressionniste. À ce titre, toute l’œuvre de Munch, dont Le Cri (1893) est l’acmé, peut passer pour le modèle parangon d’une attitude révoltée et inquiète, pour ce que l’expressionnisme relève d’une forme d’existentialisme.
3 - L’anti-naturalisme
Si la déformation est consubstantielle à l’esthétique expressionniste, elle ne constitue pas un but en soi, mais un moyen. Elle est un mode de communication de la vision intérieure de l’artiste, l’assurance pour celui-ci de ne pas céder aux sirènes académiques du naturalisme. Le motif représenté n’existe plus comme une réalité objective et extérieure, mais uniquement en fonction de celui qui le crée et du contexte dans lequel il s’incorpore. En passant par le filtre de la projection du moi profond de l’artiste, le sujet traité est soumis à toutes sortes de distorsions formelles et de décalages du réel qui l’entraînent dans les abîmes d’un miroir déformant. Repérable mais non fidèle à ce qu’il est. Fondé sur une approche instinctive, impulsive, voire irrationnelle, l’expressionnisme débouche sur une esthétique de l’exagération, fondamentalement anti-naturaliste. En quête d’une expressivité la plus forte possible, il en appelle ainsi à un vocabulaire de formes souvent acérées (Ernst-Ludwig Kirchner), parfois schématiques (Max Pechstein), sinon torturées (Oskar Kokoschka), voire caricaturales (Emil Nolde).
4 - La couleur
Qu’ils l’utilisent en de larges aplats ou en coups de brosse vifs, longs ou raccourcis, les artistes expressionnistes usent volontiers de la couleur à cru, le plus souvent directement posée sur la toile, puis étalée, fouillée, voire écrasée. Le geste est rapide, voire violent, comme si peindre relevait d’un exercice panique et qu’une course contre la montre était engagée dans la façon de traduire un ressenti. L’idée est de suggérer, non de représenter, aussi la couleur est le vecteur idéal qui permet aux artistes d’exprimer leur sensibilité en toute indépendance du sujet représenté. Les paysages de Karl Schmidt-Rottluff jouent de la sorte d’une palette exacerbée, tout comme il en est de la vision panthéiste de Franz Marc et de ses improbables chevaux jaunes et bleus. La couleur expressionniste éclate de mille feux jusqu’à quasiment tacher le regard, sans jamais pour autant nier les formes du réel, mais en débordant ses contours et en les absorbant. Avec l’expressionnisme, dessin et couleur ne font plus qu’un, ils sont intimement liés, dans la matière même, et destinés au même combat.
5 - Le mouvement
Si l’on se réfère au texte fondateur sur le principe de création que publie Nietzsche en 1872, La Naissance de la tragédie, dans lequel le philosophe définit deux grandes orientations de l’art : l’apollinien et le dionysiaque, l’expressionnisme relève éminemment de la seconde. À l’encontre de Baudelaire qui haïssait « le mouvement qui déplace les lignes », tout relève dans l’œuvre expressionniste de la spontanéité, de la pulsion, voire d’une certaine frénésie. La notion de mouvement lui est proprement intrinsèque. Aussi l’idée de la danse est récurrente chez de nombreux artistes, jusque s’être parfois investis dans un travail purement chorégraphique. Tel est le cas d’Oskar Schlemmer, qui place l’étude du corps en mouvement et du corps dans l’espace au cœur de sa réflexion artistique. Deux ans avant que Fernand Léger ne réalise son Ballet mécanique, il crée en septembre 1922 le Ballet triadique au Festival de musique de chambre de Donaueschingen, en Allemagne. Ses costumes-sculptures ne sont pas qu’une simple forme, ils sont en même temps une déformation, une articulation génératrice d’une gestuelle, d’un rythme particuliers.
6 - Die Brücke
Né de la rencontre de jeunes étudiants impatients d’instruire une nouvelle ère de l’art allemand contre les académismes et les conventions bourgeoises qui triomphaient alors, Die Brücke (Le Pont) a été fondé à Dresde en 1905. Véritable communauté d’artistes, elle rassemble des personnalités très différentes, toutes animées du même désir d’unir l’art et la vie : scènes urbaines (Ernst-Ludwig Kirchner), paysages (Karl Schmidt-Rottluff, Emil Nolde), figures et portraits (Otto Mueller, Erich Heckel) en sont les thèmes récurrents. Partageant les mêmes ateliers et les mêmes modèles, les artistes de Die Brücke exposent ensemble en tant que groupe. Par ailleurs signataires d’une sorte de programme commun – l’Odi Profanum – qui fixe leurs idées, leurs états d’âme et leurs visions, ils s’appliquent à rassembler « tous les éléments jeunes en formation ». L’une des marques du groupe est notamment de relancer la pratique de la gravure sur bois, à l’exemple de leurs ancêtres rhénans, ce qui leur permet d’atteindre un public assez large en se servant de ces images comme autant de tracts porteurs de leurs idées.
7 - Der Blaue Reiter
Constitué à Munich, l’un des foyers intellectuels allemands les plus actifs, Der Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu », expression empruntée au titre d’un tableau de Kandinsky) est davantage une idée-force qu’un groupe architecturé. À l’initiative du peintre russe venu s’installer en Allemagne, il réunit un petit lot d’artistes aux personnalités très différentes dont l’action se traduit par l’organisation d’expositions mettant en avant tout ce qui existe alors en matière d’avant-garde esthétique en Europe, mouvements et personnalités confondus : fauvisme, cubisme, futurisme, etc. Porté par Kandinsky, composé pour l’essentiel de Franz Marc (motifs animaliers fabuleux), d’August Macke (vues urbaines) et d’Alexej von Jawlensky (paysages et figures riches en couleurs), Der Blaue Reiter témoigne d’une grande énergie à propager de nouvelles formes qui traduisent une nouvelle façon de penser. Kandinsky y développe sa réflexion le conduisant à l’abandon du sujet au bénéfice d’un jeu délié de formes et de couleurs qui instruit l’abstraction comme nouvelle possibilité expressive qu’il analyse dans son ouvrage Du spirituel dans l’art (1912).
8 - Der sturm et les autres publications
Dans un souci de briser toutes les barrières artistiques, l’expressionnisme s’est attaché à développer au sein de diverses publications les relations d’échanges entre arts plastiques, littérature, poésie, danse, cinéma, architecture, etc. Ainsi de L’Almanach, créé par Kandinsky au sein du Blaue Reiter, qui joue de la confrontation d’images du passé et du présent. Mais, à ce titre, l’activité déployée par le critique d’art Herwarth Walden a été déterminante. Fondateur d’une revue intitulée Der Sturm, dont le premier numéro paraît en mars 1910, il la double d’une galerie d’exposition du même nom y présentant tout ce qui se fait en matière d’avant-garde européenne à l’époque. Oskar Schlemmer, Moholy-Nagy et Jean Pougny figurent entre autres parmi les artistes qu’il y a défendus. Dans le même temps, l’écrivain, éditeur et politicien Franz Pfemfert crée en 1911 une revue concurrente, très engagée, au nom slogan d’Aktion, qui se fait l’écho d’une génération en révolte contre son temps. À l’instar d’Egon Schiele, qui en illustre la couverture en 1914 d’un portrait en hommage à Charles Péguy, récemment décédé.
9 - La guerre
Si l’éclatement de la Première Guerre mondiale a considérablement contrarié l’élan dynamique de l’ensemble des avant-gardes artistiques apparues au début du XXe siècle, l’expressionnisme passe historiquement comme le mouvement qui, par nature, est à l’écho même de la terrible catastrophe. Prémonitoire, l’œuvre de Ludwig Meidner multiplie ainsi le thème de l’Apocalypse dès 1913. Enrôlés pour aller combattre sur le front, certains artistes vont nous en laisser des images d’une force expressive définitive. À ce compte, Otto Dix réalise recto verso un double Autoportrait en soldat et en casque d’artilleur (1914) qui en dit long sur ce que va être cette guerre, comme en témoignent aussi tous les dessins qu’il fait en direct dans les tranchées. Après 1914-1918, l’expressionnisme connaît une seconde période marquée par le traumatisme vécu et la situation politico-sociale qui en découle. Dès lors, il devient un vecteur manifeste, comme l’illustrent tant l’esthétique Dada que l’œuvre de George Grosz. Rangé du côté des opprimés, celui-ci dénonce les dérives abjectes de la société capitaliste à grand renfort de coups de crayon incisifs et rageurs.
« Hodler Monet Munch. Peindre l’impossible », jusqu’au 22 janvier 2017. Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, Paris-16e. Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h. Tarif : 7,50 et 11 €. Commissaire : Philippe Dagen. www.marmottan.fr
« Kandinsky, Marc & Deir Blaue Reiter »,jusqu’au 22 janvier 2017. Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, CH-4125 Reihen/Bále, Suisse. Ouvert tous les jours de 10h à 18h, nocturne le mercredi jusqu’à 20h. Tarif : 6 à 25 €. Commissaire : Ulf Küster. www.fondationbeyeler.ch, www.marmottan.fr
« Oskar Schlemmer. L’homme qui danse »,jusqu’au 16 janvier 2017. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57). Ouvert tous les jours sauf mardi de 10h à 18h. Tarif : 7 à 12 €. Commissaire : C. Raman Schlemmer. www.centrepompidou-metz.fr
Brücke Museum, Bussardsteig 9, 14195 Berlin-Dahlem, Allemagne. Ouvert tous les jours sauf mardi de 11h à 17h. Tarif : 4 et 6 €. www.bruecke-museum.de
« Kandinsky – Les années parisiennes (1933-1944) », du 29 octobre au 29 janvier 2017. Musée de Grenoble, 5, place Lavalette, Grenoble (38). Ouvert tous les jours sauf mardi de 10h à 18h30. Tarif : 5 et 8 €. Commissaire : Guy Tosatto. www.museedegrenoble.fr
« Entre deux horizons. Avant-gardes allemandes et françaises du Saarlandmuseum », jusqu’au 16 janvier 2017. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57). Ouvert tous les jours sauf mardi de 10h à 18h. Tarif : 7 à 12 €. Commissaires : Roland Mönig, Kathrin Elvers-Svamberk, Alexandra Müller. www.centrepompidou-metz.fr
« Otto Dix – le Retable d’Issenheim », jusqu’au 30 janvier 2017. Musée Unterlinden, place Unterlinden, Colmar (68). Ouvert tous les jours sauf mardi de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Tarif : 8 et 13 €. Commissaire : Frédérique Goerig-Hergott. www.musee-unterlinden.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : 9 clés pour comprendre L’expressionnisme