« Deux mille ans presque, et pas un seul nouveau Dieu », déplore Nietzsche dans son Antéchrist en 1896. Mais qu’aurait-il écrit en 2016, voyant naître une nouvelle forme de religion, celle de l’art, avec ses reliques (les oeuvres) et son panthéon de dieux (les artistes). Avec ses temples aussi, les musées où défilent en procession les visiteurs devant les tableaux. Celui qui ne reste pas plus d’une poignée de secondes devant une œuvre – dix-sept en moyenne, selon une étude du Metropolitan Museum of Art en 2001 – n’est pas un vrai croyant.
Et lorsqu’il ne va pas le dimanche communier au musée, on le qualifierait presque de mécréant – en art, il n’y a pas de laïques. Au musée, comme à l’église, le visiteur se doit aussi de faire le silence, condition nécessaire pour toute relation avec le sacré. « Toute créature, soit au ciel ou en la terre, doit demeurer dans le silence, et se taire pour adorer et admirer la grandeur de Dieu », écrivait Bossuet. Dans sa récente Histoire du silence [Albin Michel, 2016, 16,50 €], Alain Corbin constate que « le silence s’impose à l’intérieur des églises, des temples, des mosquées […]. Au cœur de l’église, le silence est signe de respect, de maîtrise de soi, de capacité à dominer ses élans […]. Il permet d’éviter la distraction et la dispersion de l’esprit », écrit l’historien, avant d’ajouter ceci : « Les petits doivent se garder de parler et, à plus forte raison, de crier à l’intérieur de l’église et dans son voisinage. » Il n’en va pas différemment au musée. Si Corbin ne fait pas le lien entre les deux institutions, il se souvient toutefois d’avoir fait dans un musée de Harvard l’expérience du silence, propice à « mieux se laisser pénétrer par celui des œuvres ». « Alors que j’avais bien des fois contemplé des reproductions [de Cézanne], j’ai ressenti qu’une communication de silence s’était instaurée qui en modifiait et approfondissait l’appréciation », écrit-il. Certaines œuvres, il est vrai, invitent à faire silence, ainsi de La Résurrection du Christ de Piero della Francesca pour Yves Bonnefoy ou d’un Rembrandt pour Paul Claudel. Mais que dire de Guerre et Paix d’Otto Dix, que nous analysons dans ce numéro de L’Œil ? Difficile de rester muet devant une telle œuvre recouverte du bruit du moteur d’un char d’assaut bardé de quatre canons faisant feu près d’une ruine et d’un fleuve charriant des cadavres tuméfiés. L’œuvre est bruyante, comme le sont Guernica et une toile de Buffet. Surtout, elle incite à parler, à comprendre, à réagir… bref, à rompre le silence. En France, les musées sont devenus des églises, au risque de fermer la porte aux publics non initiés, aux enfants et, par conséquent, aux familles. Car le silence peut être intimidant. L’enjeu du musée au XXIe siècle n’est-il pas, au contraire, de s’ouvrir davantage à l’autre, à la société ? De débattre et de transmettre ? De sortir de son silence ?
« Faire du musée un lieu vivant. » Le challenge est relevé par des institutions, dont le Musée des beaux-arts de Rouen qui a mis en ligne lachambredesvisiteurs.fr. Son principe est simple : « Cet automne, le commissaire d’exposition, c’est vous ! » Autrement dit, les internautes sont invités à voter sur Internet parmi un choix d’œuvres conservées dans les réserves, qu’ils verront, à l’issue du scrutin, exposées dans l’une des salles du musée. Cette initiative s’inscrit dans la cinquième édition du « Temps des collections », un programme qui vise à abolir les frontières entre expositions temporaires et collections permanentes et, surtout, à faire venir au musée des publics qui ne se déplacent pas autrement. Car « nous devons instaurer une relation décontractée avec le musée : “J’ai une heure à tuer ? Je vais au musée !” », ambitionne Sylvain Amic. Pour cela, le directeur des musées rouennais souhaite que l’institution soit « plus agile, plus réactive, capable de se renouveler en permanence », moins scientifique aussi, tout en nouant des partenariats avec l’Université, l’Institut national d’histoire de l’art… « C’est ainsi que l’on sauvera les musées. Sinon, seules les grandes institutions survivront. » Bousculer ou disparaître : le constat est-il trop alarmiste ? Il est partagé par d’autres musées, dont le Palais des beaux-arts de Lille qui a lancé « Open Museum », un rendez-vous annuel destiné à « renouveler l’expérience de visite du Palais des beaux-arts. » Ce dernier vient d’ailleurs d’engager le renouvellement complet de la présentation de ses collections, chantier qualifié de « décisif » pour son avenir. « Aujourd’hui, la contemplation de l’œuvre d’art ne peut plus faire l’économie d’un environnement confortable et d’une médiation accessible à tous », explique son directeur Bruno Girveau, qui parle de services, de musée connecté, d’outils d’interaction avec la collection, etc. « Le musée ne conserve pas pour une civilisation extraterrestre qui viendrait un jour vérifier comment nous étions beaux », s’emballe Sylvain Amic, « il conserve pour le public ! » À condition de le lui faire entendre.
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Silence musées vivants
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Silence musées vivants