Depuis trente-cinq ans, cet artiste « nomade », figure phare de la Figuration libre dans les années 1980, fait le tour du monde à la recherche de « la façon dont on fabrique les images et les objets », partant à la rencontre des autres, artistes et artisans , à qui il voue une partie de sa vie.
Paris-18e, boulevard Barbès. À deux pas du métro aérien, tout près d’une fameuse enseigne de fringues populaire au motif de vichy rose. Ça grouille de monde. C’est vivant, bruyant et coloré. Ça va, ça vient, ça crie… La vie, quoi ! Une succession de boutiques débordant de publicités, la façade d’un immeuble haussmannien noyée dans la frondaison des platanes qui bordent le trottoir, une grande porte ouvragée et vitrée à deux battants… Passée celle-ci, tout devient subitement calme : un grand hall distribue les appartements, une seconde porte ouvre sur une petite cour plantée au fond de laquelle se dresse la toiture vitrée d’une ancienne imprimerie. C’est là qu’il s’est installé voilà une dizaine d’années, bénéficiant d’amples et de nombreux espaces qu’il a transformés en lieu de vie et de travail. Un bâtiment en forme de U où il partage son temps avec la maison qu’il habite en famille à Lisbonne, quand il ne séjourne pas à Sète pour s’occuper du MIAM – entendez « Musée international des arts modestes » – qu’il a fondé avec Bernard Belluc en 2000 et dont il est le président. Une semaine à Paris, quinze jours au Portugal, de temps en temps dans le Sud, etc., Hervé Di Rosa est un artiste nomade.
La Figuration libre, faire bouger les lignes
Nomade, mais l’espace qu’il occupe à Barbès tient de la caverne d’Ali Baba où s’accumulent quelque trente-cinq années de création depuis les premiers temps de la Figuration libre. Une époque bien lointaine que l’artiste considère aujourd’hui avec lucidité : « Les œuvres que j’ai faites alors, ce sont des œuvres de jeunesse. J’avais entre 19 et 25 ans. Je ne peux pas dire que c’est le centre de mon travail. C’est la base, la racine. C’était une époque très spécifique. Robert [Combas], François [Boisrond], Rémi [Blanchard] et moi, avec mon frère Buddy, on formait un petit groupe et on a fait bouger les lignes. C’était nécessaire. Une histoire partagée pendant quelques années et puis après chacun a pris sa route. » S’il y eut encore l’épisode de la boutique de l’art modeste rue de Poitou, créée en 1987 avec Buddy et Hervé Perdriolle, et cette incroyable exposition « Viva Di Rosa » des deux frangins au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, envahissant la totalité des locaux, passé l’effet d’époque de la Figuration libre et le succès fou que toute cette bande a connu, Di Rosa parle sans état d’âme de « l’ostracisme » qu’il a vécu dans les années 1990. Il dit avoir voulu réagir en cherchant à ne pas se laisser enfermer dans cette image et avoir fait finalement le choix de partir.
Quelques signes ne trompent pas. En 1989, Hervé est à Tunis et s’applique à la réalisation de tout un ensemble de sérigraphies avec des artisans locaux. Il y passe là, à ses dires, un moment déterminant qui va le pousser à vouloir multiplier l’expérience en allant à la découverte d’autres horizons et d’autres cultures. Cette année-là, la boutique transformée en galerie est par ailleurs l’occasion pour lui de présenter des œuvres d’artistes d’Art brut comme Robillard, de dessinateurs de BD ou de presse comme Topor et Cabu. Enfin, en 1993, non seulement il séjourne à Sofia en Bulgarie, s’initiant aux techniques de l’icône à fond doré, mais il réalise aussi une imposante fresque sur papier kraft, à la peinture noire, La Vie des pauvres, qui confère à son art un nouveau timbre expressif, sans perdre pour autant ce qui le signe.
La présentation de ces deux ensembles à la Fiac, en 1993, sur le stand de la Galerie Louis Carré, prit alors valeur de manifeste, sinon de symbole. Comme nous avions eu l’occasion de l’écrire à l’époque : « Grandeur et misère contemporaines, spleen et idéal d’aujourd’hui, cet ensemble procède d’une évidente intelligence de la peinture et d’une rare précision de vues. Il s’offre au regard, en fresque et en images ponctuelles, tant à déambuler qu’à zapper, en parfaite réplique à une époque désorientée, privée de ses repères, affolée par cela même qu’elle engendre, gourmande de fictions où pouvoir se réfugier. »
Affirmer alors la valeur picturale du travail d’Hervé Di Rosa, c’était vouloir tant la mesurer à l’aune de l’histoire que la placer à l’ordre d’un projet, celui d’une peinture populaire, accessible à tous, sans discrimination culturelle, les pieds dans le quotidien et la tête dans l’imaginaire. C’était enfin dire à quelles traditions on peut le rattacher – rudimentaire façon Dubuffet, enflammée façon fauve, réaliste façon Zola, fantastique façon Bosch. Les temps qui ont suivi témoignent de ce que la démarche de l’artiste est allée en ce sens, que ce soit à travers l’aventure du MIAM ou de ce projet Autour du monde qu’il ne cesse de développer.
À la Maison rouge, le tour du « monde » d’Hervé di Rosa
Intitulée « Plus jamais seul. Hervé Di Rosa et les arts modestes », l’exposition que la Maison rouge consacre cet automne à l’artiste se veut rétrospective. « Ça fait deux ans qu’on y travaille », dit l’artiste penché sur la maquette, s’appliquant à parcourir du doigt les dédales d’une scénographie proprement labyrinthique. « À l’entrée, il y aura une grande vitrine avec Les Oiseaux de mon père et la Vaisselle de ma mère, explique-t-il, puis tout un lot de peintures. Là, on installera La Vie des pauvres mais j’y ai ajouté un sol que je suis en train de peindre avec mon vieil et fidèle ami Jean Seisser. Trois mètres de large par vingt-trois de long, une vraie galère ! » Hervé tourne autour de la maquette pour poursuivre la visite, passant virtuellement d’une pièce à l’autre : « Là, c’est la grande salle du MIAM, on y peindra au mur une chronoline pour rappeler tout ce qui y a été fait et puis on y présentera toutes sortes d’objets. Puis il y aura la salle des véhicules avec ma collection de voitures miniatures de héros de bandes dessinées et de films, puis les sculptures en résine… » Impossible de l’arrêter. « Ici, il y aura un cabinet de curiosités, là c’est l’ensemble du Tour du monde, puis une salle consacrée aux œuvres “classiques” comme cette immense toile, Dirosapocalypse, qui avait fait la couverture du catalogue de la Biennale de Paris en 1982. » Et c’est sans compter avec une monumentale installation de figurines de sa collection et, au sous-sol, un aquarium de peintures sous-marines, la reconstitution de sa bibliothèque, enfin toutes les vidéos et éditions de l’artiste. Un vrai voyage dans le temps et dans l’espace qui va permettre de prendre la juste mesure d’une œuvre généreuse et ouverte, festive et critique, à considérer comme un commentaire enjoué mais saillant sur notre époque.
La Maison rouge, Hervé Di Rosa la connaît bien. Il y a six ans, souhaitant faire une exposition autour de trois artistes de Winnipeg qui lui semblaient intéressants – le cinéaste Guy Maddin, Marcel Dzama et le groupe du Royal Art Lodge –, il avait réussi à sensibiliser Antoine de Galbert et Paula Aisemberg à travailler en partenariat avec le MIAM sur ce projet. Aussitôt dit, aussitôt fait, les voilà tous trois partis à la découverte de la scène artistique de la capitale du Manitoba. Ils en revinrent complètement enthousiastes et la Maison rouge décida de lui consacrer une imposante exposition qui connut un franc succès. Il est comme ça Hervé. D’une extrême curiosité, toujours en quête de nouveautés, prêt à partager ses découvertes et ses passions. À Lisbonne, par exemple, il s’est mis en tête d’apprendre la technique des azulejos et il travaille régulièrement avec une vieille entreprise, la Viúva Lamego, fondée en 1849. « J’ai commencé à faire des essais sur des assiettes avec leurs couleurs traditionnelles et je me suis très vite pris au jeu. J’ai fait des vases, des soupières, des pilastres, de grands panneaux, etc. J’essaie de trouver des formes nouvelles. C’est passionnant. »
Travailler avec les artisans
Rien ne le stimule plus que de travailler avec des artisans. Soit il cherche à apprendre leur savoir-faire, quand c’est possible, soit il leur donne à réaliser des pièces à partir de projets dessinés. « Je ne travaille qu’avec des artisans qui ont pignon sur rue, précise-t-il. Il y a par exemple en Colombie un groupe ethnique qui s’appelle les Kunas et qui font des sortes de sculptures sur tissus cousus, appelées molas, c’est absolument superbe. Là, je les laisse faire parce que c’est une technique très difficile. » Depuis qu’il a commencé cette histoire du Tour du monde, il a travaillé successivement en Bulgarie, au Ghana, au Bénin, en Éthiopie, à la Réunion et à Maurice, en Corse, au Viêtnam, en Afrique du Sud, à La Havane, au Mexique, au Cameroun, à Miami (à Little Haiti), en Tunisie, en Israël, à Paris Nord, à Séville, à Lisbonne…
Ici et là, il a expérimenté les techniques les plus variées : tempera et feuilles d’or sur bois, tissu appliqué, pigment sur peau d’agneau tendue sur cadre en eucalyptus, peinture sous verre, carton gravé, peinture a fresco, laque, nacre et coquille d’œuf sur bois, câbles de téléphone de couleur tressés, bas-relief en bois, sequins et perles sur tissu, etc. « Mon propos, dit-il, ce n’est pas l’exotisme. C’est une recherche sur la façon dont on fabrique les images et les objets. Je cherche dans le monde entier. Par-delà l’apport technique, ce qui m’importe, c’est la culture de l’autre et comment cela va pouvoir tordre mon propre travail. Chez moi, c’est tout le temps le problème du style. C’est pour ça que je suis parti au début des années 1990, je ne voulais pas tomber dans la routine. »
Hervé Di Rosa peut se rassurer, il n’y est pas tombé. Il a le sens du rebond et de la contrepartie, tout en tenant bon la barre d’un univers qui lui est totalement personnel. La richesse iconographique et technique de son œuvre témoigne de sa faculté à l’adaptation et à l’invention. Antoine de Galbert, le fondateur de la Maison rouge, dit de lui que « c’est tout un monde, truculent, mobile, une vraie fusée, un peu filou parfois mais dans le bon sens du terme ». S’il a décidé de dédier à l’artiste une exposition aussi importante en lui proposant d’occuper tous les espaces de sa fondation, c’est pour rendre « hommage à ce qu’il est, à ce qu’il a fait ». Pour le fondateur de la Maison rouge, le MIAM est une aventure essentielle, « une sorte de contre-pouvoir dans le monde de l’art, un lieu garde-fou contre tout ce qui est écrit d’avance, un lieu de vision ». La passion qu’a toujours portée Di Rosa aux arts modestes est, de fait, à mettre au compte d’un regard pionnier en direction de toutes ces formes artistiques populaires qui ont été longtemps tenues dans la marge et qui sont de plus en plus considérées aujourd’hui. « L’art contemporain a besoin de sang neuf », dit encore Galbert. L’art d’Hervé Di Rosa est en effet requis par une perfusion permanente.
1959 : Naissance à Sète (34)
1978 : Entre à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris
1983 : Lauréat de la Villa Médicis « Hors les murs », il obtient une bourse pour passer une année à New York
1999 : Diffusion sur Canal de la série d’animation Les René créée par Hervé Di Rosa
2000 : Fonde à Sète le Musée International des arts modestes qu’il préside depuis
2016 : Rétrospective à l a Maison rouge, jusqu’au 22 janvier 2017
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Hervé Di Rosa, un monde à soi
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 22 janvier 2017. La Maison rouge, 10 boulevard de la Bastille, Paris-12e. Ouvert tous les jours sauf le lundi et le mardi de 11h à 19h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h. Tarif : 7 et 10 €. www.lamaisonrouge.org
« Shadoks ! Ga Bu Zo Miam », jusqu’au 6 novembre 2016. Musée International des arts modestes, 23, quai Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, Sète (34). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 12h et de 14h à 18h. Tarif : 2,60 à 5,60 €. Commissaires : Norbert Duffort et Thierry Dejean. www.miam.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Hervé Di Rosa, un monde à soi