Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Monsieur le commissaire,
C’est à regret, mais afin de faire mon devoir de citoyen vigilant, que je viens porter à votre connaissance des faits avérés concernant un individu qui s’est installé dans notre ville paisible. En effet, le dénommé Walter Sickert, un homme se prétendant anglais bien que son père soit manifestement allemand, vit chez nous en compagnie d’une femme qui n’est pas la sienne, Augustine Villain, la doyenne du marché aux poissons, une dame certainement bien connue de vos services, avec laquelle il aurait conçu un fils illégitime. Ce monsieur, qui se dit artiste, a commencé par vivre au Pollet, le quartier des marins de notre ville dans lequel on se demande bien ce qu’un amateur de belles choses pourrait trouver. Il est aujourd’hui installé à Neuville, chez la Villain, où il croit sans doute dissimuler plus à son aise sa liaison coupable. Il va régulièrement à la tour aux Crabes, où il dit avoir un atelier. Tout le jour, il traîne les rues et les places autour de l’église Saint-Jacques, avec son chevalet, soi-disant qu’il aime peindre les paysages et les ruelles à la tombée du jour.
Mais moi, Monsieur le commissaire, je vous le dis comme je le pense, cet homme-là, ce qu’il fait, ce n’est pas de la peinture, c’est du repérage ! Et du repérage pour des agissements de la pire espèce. Car tous ces petits tableaux de paysage qu’il montre aux passants qui se pressent dans notre cité à la mode, ce ne sont que des couvertures destinées à endormir notre attention. Mais moi je ne suis pas dupe, car un de mes amis, un monsieur très bien de Paris m’a raconté ce qu’il a vu ce mois de juin dans une galerie du nom de Bernheim : des tableaux de cet individu ne représentant que des nus. Pas des beaux nus, pas des nus élégants et bien peints comme on en voit au musée, mais des nus crapuleux, des nus obscènes, et même, je le dis en frémissant, des nus criminels. J’ai noté le titre de l’un d’entre eux comme preuve de ce que j’avance : L’Affaire de Camden Town. Vous vous souvenez certainement de ce crime qui a fait la une de la presse il y a deux ans, le meurtre d’une prostituée à Londres ? Eh bien, lui, il a fait un tableau de ce sujet ignoble, et, pire encore, mon ami m’a raconté avec épouvante qu’il avait peint cette pauvre morte de telle manière qu’on lui voyait tout le corps, comme si le peintre avait été le témoin du meurtre, ou plus encore, si vous voyez ce que je veux dire…
Déjà, il y a quelques années, je me souviens de l’avoir croisé devant un cabaret du port à côté duquel je me trouvais par hasard, en compagnie d’un type louche, un Irlandais du nom d’Oscar Wilde, dont on dit qu’il avait fait de la prison, rapport à ses mœurs. C’était déjà bien triste de voir un tel égarement, mais là, ça n’est plus possible. La rumeur se répand en ville que ce triste sire serait un assassin, peut-être même le fameux Jack l’Éventreur… Je sais bien qu’il ne faut pas prêter attention aux rumeurs, mais c’est quand même ce monsieur lui-même qui se vante dans les tavernes d’avoir vécu à Londres dans la même maison que ce monstre. Alors, vous comprenez que je m’inquiète et pense nécessaire de porter tous ces faits rigoureusement exacts à votre connaissance. L’autre jour, je l’ai vu peindre l’hôtel Royal, qui est l’orgueil de notre cité, et il avait mis dans son tableau une jeune maman et sa fille bien habillée de blanc. S’il arrivait quelque chose à cette enfant, je ne me le pardonnerais jamais.
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Le Jour où... Sickert a été accusé d’être jack l’éventreur
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Abonnez-vous dès 1 €« Sickert à Dieppe, portrait d’une ville », jusqu’au 25 septembre 2016. Musée de Dieppe, Château-Musée, Rue de Chastes, Dieppe (76). www.normandie-impressionniste.fr
Walter Sickert, Delphine Lévy, Somogy, 152 p., 28 €.
« Oscar Wilde. L’impertinent absolu », du 28 septembre 2016 au 15 janvier 2017. Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, avenue Winston Churchill, Paris-8e. www.petitpalais.paris.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°693 du 1 septembre 2016, avec le titre suivant : Le Jour où... Sickert a été accusé d’être jack l’éventreur