Par le bleu de ses eaux, le gris de ses pierres et le blanc de son écume, la Bretagne suscita chez les artistes un engouement remarquable. D’une terra incognita devenue eldorado.
Enclavée, la Bretagne fut longtemps une terre préservée, car indomptée : le centralisme français n’était pas parvenu à complètement araser les particularismes de cette lointaine contrée qui se distinguait par une langue singulière, des coutumes ancestrales, des habits étranges et des sites extraordinaires. Reculée, la région le fut moins dès le milieu du XIXe siècle puisque le système ferroviaire permettait de rallier Nantes et Rennes respectivement en 1851 et 1857, puis Quimper et Brest une dizaine d’années plus tard. Si l’accessibilité était toute relative, évidemment, le voyage devenait possible et la péninsule plus que jamais désirable…
Ports et quais
Ses ports l’attestent : la Bretagne est le pays de la mer apprivoisée. Frégates et vaisseaux fascinent les visiteurs par leur alignement impeccable et leur ballet incessant, par toute cette vie industrieuse passée à hauteur de flots. J.M.W. Turner, l’un des premiers à rejoindre la Bretagne depuis le rivage voisin, en 1826, fait du port de Brest un espace solaire, entre douceur atmosphérique et rêverie pyrotechnique. Trois décennies plus tard, Eugène Boudin se passionne à son tour pour ce bout du monde – il y reviendra jusqu’en 1897 et épousera une native de la région –, et pour le défi qu’il impose : « Le temps est tellement inconstant que le paysage est impossible. » Son Port de Quimper (1857), avec ses quais sans fin et son ciel sans paix, est une ode à ce règne partagé de la pierre et de la mer, celui qu’observe Eugène Isabey face aux remparts de la ville de Saint-Malo, comme écrasé par une vision romantique. Tout ne saurait être tourmenté puisque, devant le spectacle du soleil couchant, Charles Cottet fixe à Camaret les Rayons du soir (1892) qui accrochent les voiles éparses des barques tandis que Jean Bazaine conjure la guerre au Port de Saint-Guénolé (1946), évocation mauve et irisée du bonheur enfin retrouvé.
Déluge et désolation
La Mer jaune (vers 1892), du nabi Georges Lacombe, résume le vertige des artistes devant le spectacle de la mer démontée. Des silhouettes menaçantes découpent une scène diluvienne, dont le personnage central est la mer infernale, celle que contemplent à Belle-Île Claude Monet (Tempête, 1886) et Maxime Maufra (La Grande Houle à Donant) puis, lors des trois étés successifs qu’il passe à Saint-Guénolé et Penmarc'h, un Robert Delaunay médusé (La Mer, 1905). L’île est un promontoire de choix pour les hérauts de la solitude. Devant Les Roches d’Ouessant (1912), Utrillo oublie les hauts de Montmartre au profit de steppes océaniques, quand le bleu plonge dans le vert. Le bleu qui hante Geneviève Asse et dont, en 1990, elle explore l’étendue dans ses carnets de l’île aux Moines, splendides autopsies du rien et de l’infini.
Car si son littoral déchiré suscite des sauvageries hyperboliques, la Bretagne offre aussi des territoires habités par la seule désolation, par une profonde mélancolie. Aux études encore topographiques d’Henri Rivière, qui fait construire une maison à L’Embouchure du Trieux (1905), répondent les embrasements d’Alexej von Jawlensky devant un Champ de blé près de Carantec (1905), qu’il fréquente deux années de suite, les somptueuses pochades saturniennes réalisées par Alphonse Osbert à Saint-Servan (1931) et les fantaisies surréalistes d’Yves Tanguy autour d’une plage enneigée (Le Phare, 1926). La Bretagne, espace des possibles.
Folklore et pittoresque
Les artistes en sont certains : la Bretagne est le refuge d’une authenticité que le jacobinisme tortionnaire et la modernité exacerbée n’ont pas pervertie. Pour preuve, son observance de rites immémoriaux que Pascal Dagnan-Bouveret (Les Bretonnes au pardon, 1887), Charles Cottet (Fête-Dieu à Camaret) et Robert Delaunay (La Fête au pays, 1905) subliment à leur manière, respectivement naturaliste, symboliste et fauve. Les artistes réinvestissent le pittoresque pour ériger la Bretagne en terre âpre et austère, mystérieuse et sauvage, où confluent le primitif et le moderne. Loin de toute « bretonnerie », Le Menhir (1900) de Lucien Simon est un alibi pour éprouver la dissolution des formes quand une modeste ruelle de Douarnenez est, avec Odilon Redon, un lieu d’expérimentations plastiques majeures.
L’École de Pont-Aven constitue assurément le berceau de ces innovations majeures qui, au crépuscule d’un siècle, révolutionnent la peinture. Anthropologues, ces artificiers font du folklore le piston des avant-gardes et se nomment Paul Sérusier (Les Laveuses à la Laïta, 1892), Émile Bernard (Les Bretonnes aux ombrelles, 1892) et Paul Gauguin (Paysannes bretonnes, 1894) ; leurs femmes ressemblent à celles des Marquises et leurs prairies à celles de la Toscane. Leur Bretagne est un équateur de la beauté.
Plaisance et loisir
Au début du XXe siècle, le visage balnéaire de la Bretagne enregistre des estivants, des vacanciers, toute une société du loisir et du repos, de l’otium. À Perros-Guirec ou au Pouldu, dont les eaux turquoise concurrencent les littoraux caraïbes, Maurice Denis regarde des baigneuses nues goûter l’océan comme le fit l’humanité des premiers matins du monde. À Concarneau, le yachtman pointilliste Paul Signac, qui réside en Bretagne entre 1885 et 1892, puis 1923 et 1929, songe devant l’essaim de bateaux à quelque performance et à quelque dépaysement offerts par les joies d’une plaisance aux allures musicales (Concarneau, calme du soir, opus 220, 1891).
Les temps changent, les formes aussi. Ainsi cette Synthèse de Ploumanac’h (1918-1920) où d’intrépides nageuses cohabitent avec des rochers cyclopéens qui empruntent aux mastabas de l’Égypte de Georges Sabbagh. Ainsi ces Baigneuses jouant au ballon (1928) qui voient Pablo Picasso, à Dinard, multiplier les recherches et les conquêtes, les audaces et les femmes, faisant de la plage bretonne un gigantesque terrain de jeux… amoureux.
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La Bretagne, tropisme sauvage et balnéaire
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Abonnez-vous dès 1 €Pascal Dagnan-Bouveret, Les Bretonnes au Pardon, 1887, huile sur toile, 125 x 141 cm, Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, © Fundaçao Calouste Gulbenkian.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°692 du 1 juillet 2016, avec le titre suivant : La Bretagne, tropisme sauvage et balnéaire