Art moderne

Paul Klee Insula Dulcamara, 1938

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 18 avril 2016 - 1161 mots

Présentée dans la rétrospective « Paul Klee, l’ironie à l’œuvre » au Centre Pompidou, cette œuvre, qui semble annoncer la mort de Klee, est la plus grande jamais réalisée par l’artiste.

Réalisée sur toile de jute rugueuse dont la trame affleure la surface, Insula dulcamara se caractérise par ses couleurs douces et son échelle. À l’époque, le peintre expérimente beaucoup et réalise des œuvres sur papier journal, apposant son « écriture » noire sur l’actualité sombre qui secoue alors l’Europe aux abords de la guerre. Si le papier journal est ici recouvert de peinture – il reste à peine visible le long des aplats noirs exécutés en premier –, il a servi de base à Klee à la manière d’un palimpseste. Paysage homérique, rêve édénique, la composition laisse en suspension ses éléments graphiques sur une texture tantôt pointillée, tantôt aquarellée. L’universitaire Chris Pike a récemment publié une étude approfondie d’Insula dulcamara, suggérant l’influence de l’alphabet arabe, de l’écriture musicale et lisant même le prénom Paul dans les signes appliqués de part et d’autre du motif central, un P.

Un journal crypté
Isolé à Berne, amoindri physiquement, Paul Klee œuvre pourtant encore avec énergie au crépuscule de sa vie, avec un formidable appétit esthétique et l’espoir d’un apaisement dont témoigne cette œuvre paradoxalement radieuse. « Cela ne me gêne pas de mourir, tant que je puisse faire encore quelques bons tableaux », disait-il déjà au début des années 1930, avant même de tomber malade. L’énigme de la vie et de la mort fascine Klee, qui en cherche la réponse dans la lecture des tragédies classiques qui inspirent la toile. La mort est centrale dans cette peinture jusque dans son titre, la dulcamara étant une solanacée qui s’avère létale si elle est mal dosée. En revanche, proprement administrée, elle soulage le corps et apporte un répit à Klee qu’il a peut-être transposé dans le choix chromatique apaisé. Surtout, Pike rapproche les points blancs concentrés dans la figure centrale et répartis à la surface de la toile de l’effet de la maladie sur la peau de l’artiste, elle-même grêlée. Insula dulcamara constituerait ainsi un journal crypté de l’existence de Paul Klee lié à un ensemble complexe de références, un jeu de piste visuel doux-amer. 

1 Connaissances médicinales
Paul Klee a toujours entretenu une curiosité pour l’univers des plantes et des jardins qu’il représenta souvent, explorant les environs de Berne dans sa jeunesse. Surtout, c’est son méticuleux herbier qui fascine. Constitué à partir de ses promenades effectuées pendant ses voyages, l’objet cultive une fascination pour la complexité du monde naturel auquel il ne cessait de clamer son appartenance : l’« être humain est lui-même nature et morceau de nature dans l’espace de la nature ». Ce qui ne l’avait pas empêché de concevoir toute une flore imaginaire à partir de ses sérieuses connaissances botaniques. Ici, des boules rouges, des feuilles grises et brunes parsèment la composition. Loin d’être un motif botanique anodin, il pourrait s’agir de la représentation d’une plante toxique de la même famille que la belladone, plante magique de sorcellerie, la Solanum dulcamara. Cette douce-amère, si elle peut s’avérer dangereuse, est aussi utilisée en homéopathie pour ses propriétés antirhumatismales et Paul Klee en faisait usage pour soulager les douleurs de la sclérodermie qui l’assaillait.

2 La mort, l’exil, la souffrance
Depuis 1933, avec l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir, Paul Klee s’est résigné à regagner la Suisse, mais il se sentait profondément allemand. Il regarda monter la terreur à l’abri dans la tranquille et austère cité bernoise, impuissant à contrecarrer le nazisme qui étiquettera bientôt son art de dégénéré. Certains historiens voient dans le visage central d’Insula Dulcamara un portrait du Führer, le rectangle noir faisant office de moustache. Ce visage stylisé pourrait aussi signifier la mort, au centre de tout, destin inéluctable, menace bien tangible planant sur l’existence de l’artiste. Car, à partir de 1935, Paul Klee se mit à souffrir d’un mal mystérieux qui le pétrifiait littéralement : la sclérodermie – cette maladie ne sera officiellement identifiée qu’en 1954 – terrasse Klee de douleur, rendant le trépas si réel en durcissant sa peau et ses organes. La figure centrale serait ainsi le présage de la mort, celle de Klee (le visage dessinant un P comme initiale et signature) et celle du peuple sacrifié dans la guerre qui se prépare, que l’artiste observe de loin avec effroi et révolte.

3 Mythologie
Dans un premier temps, cette toile, la plus grande qu’ait jamais réalisée Paul Klee, devait s’intituler L’Île de Calypso, rappelant le séjour d’Ulysse chez la nymphe dans le récit qu’en fit Homère. Klee s’adonnait à ce moment-là de plus en plus à la lecture des tragédies grecques. Surtout, depuis 1937, bien que malade, le peintre redouble d’énergie et crée abondamment (plus de 2 000 œuvres jusqu’à sa mort en 1940), alors que 1936 s’était révélée pénible et quasiment stérile avec seulement vingt-cinq œuvres réalisées. Les couleurs pastel et gaies, qu’il utilise ici et que l’on retrouve avec ce même effet mousseux et aérien dans Erzengel (L’Archange) peint la même année, semblent traduire la joie, une sorte de plénitude paradoxale. La grande ligne qui traverse la composition comme le contour de l’île induit un horizon sur lequel se détache une autre ligne noire, le vaisseau du héros grec. Mais comme toujours chez Klee, les références n’ont rien de littéral, c’est pourquoi le peintre choisira un titre plus sibyllin. La mythologie se mêle à l’histoire personnelle et à l’actualité. Car l’île (insula) pourrait tout aussi bien désigner la Suisse, terre d’asile flottant dans cette Europe qui s’embrase.

4 Calligraphie
Paul Klee offre une transposition plastique de la douceur et de l’amertume annoncées dans le titre, en adjoignant aux couleurs transparentes qui laissent apparaître la trame grossière de la toile de jute des traits d’un noir profond. Rythmant la surface, ils glissent devant l’interprétation, tantôt signe, tantôt représentation. Apparaît une silhouette de serpent, là des yeux, un chiffre, des sortes de hiéroglyphes et, surtout, ces courbes comme empruntées à la calligraphie arabe, que Paul Klee admira en 1914 lors de son premier séjour en Tunisie, puis en Égypte en 1929. En 1930, il découvre également l’écriture chinoise. C’est pourquoi les chercheurs qualifient les inventions graphiques de Klee de pseudo-graphèmes, ces propositions ouvertes entre écriture et abstraction graphique. La maladie influence aussi sa technique et la facture de ses œuvres tardives. Rigidifié par la sclérodermie qui le prive aussi de sensations, Klee simplifie son écriture, économise son geste. S’il a toujours cherché une simplification à la recherche d’une authenticité enfantine, il sait donc aussi métaboliser la contrainte physique que lui assigne sa condition médicale. Une leçon d’ironie et de défiance envers l’emprisonnement physique progressif avec lequel il doit composer.

Repères

1879
Naissance à Münchenbuchsee, en Suisse

1912
Participation à la seconde exposition de Der Blaue Reiter

1914
Voyage en Tunisie en compagnie d’August Macke et de Louis Moilliet

1920
Nomination comme professeur au Bauhaus de Weimar

1931-1933
Enseigne à l’Académie de Düsseldorf

1940
Décès à Locarno, en Suisse

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°690 du 1 mai 2016, avec le titre suivant : Paul Klee Insula Dulcamara,1938

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